La Déchirure
terre cuite, 15 X 12 X 7 cm
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Grimaçante humanité ! Milo Dias a pris le
parti d'un expressionnisme réaliste contre les modes avancées
de l'abstraction. Plus celle-ci nous éloigne de la figure humaine,
plus le sculpteur s'obstine à mettre au jour de l'humain, rien que
de l'humain. Un primitif classique. Seule l'intéresse la manière
de sculpter qui fut la plus longuement pratiquée au cours des siècles.
Avec la main et avec la terre. Son art ne doit rien aux matériaux modernes
; son acte artistique est au croisement de l'homme et de la chair terrestre
qui partout l'environne. Le reste est affaire d'observation. Évocation
du monde avant les mots. Car il s'agit de l'exprimer ce monde, et avec les
matières qu'il nous offre. De dire l'homme sans le truchement de la
parole. Puisque, dans le fond, elle n'y peut rien la parole.
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Les chairs ont des plis. Comment parler de ces plis qui
sont autant de lèvres sans bouche ? La vie froisse la peau. À
la longue, de petits séismes ont ainsi créé des courants
obliques ou transversaux. Plis d'amertume. Mais aussi crispations qui ont
laissé leurs traces. Pas n'importe où, ni n'importe comment.
Respectueuse de la matière vivante, la main de l'artiste cherche la
coordination orchestrale des sillons pour que l'impression " sorte "
juste. Ainsi, ce vieil homme à casquette, visière tirée
pour ombrager le haut du front, un provincial qui sent le terroir, avec une
sagesse dans le sourire, une patience qui se dissimule dans les traits ombrés
de ses yeux, dans le pincé de sa peau, le froncé des sourcils,
le menton légèrement gonflé qui absorbe la lassitude
des joues. Et maintenant peut disparaître le modèle - si modèle
il y a - dans l'écoulement de sa propre vie. L'essentiel reste là.
L'éternité ne le changera plus. C'est du vivant plus vivant
que la vie même.
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Mais celui-ci fait exception. Les hommes de Milo Dias, c'est
notre démence. Parfois le pli se fait complice du ridicule. C'est lui
qui prononce le rire. Rire noir, bien sûr. Car il n'y a là aucune
promesse de rédemption. Les têtes, prises dans leur grotesque
instantané, constituent une humanité pétrie de mièvrerie.
Et si engoncée dans l'irrémédiable qu'elle donne l'impression
d'un enfer. Comment sortiront-ils de tout ça ? Pas même l'ombre
d'une mobilité intellectuelle dans ces regards. Le ridicule fige. Les
sourires sont des mimiques de béatitudes. Pas le lisse, mais la carie,
l'essorage psychologique. C'est pourquoi le pli contribue à démontrer
le baroque de ces bonheurs-là. Leur dureté, leur contraction.
Des joies vulgaires, des satisfactions simplement animales. On va jusqu'à
montrer les dents pour rendre la jubilation plus démonstrative.
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Réaliste, avons-nous dit. Faux ! Milo Dias peut laisser
émerger la caricature. Tel ce personnage " bien fendu en gueule",
le menton en sabot, lippu, le nez en colline au milieu du visage, l'œil
poussé à l'intérieur, les narines caverneuses... Et surtout
pas de front, bien sûr. Le front eût été signe d'intelligence.
Ici les sens sont outrancièrement développés, ils ont
envahi la tête et obligé l'esprit à loger dans un petit
coin au sommet du crâne. Mais parfois la caricature cède le pas
à la vision pure. Une gangrène grouille où se creuse
le visage. L'œuvre elle-même semble souffrir de cette décrépitude
incompréhensible. L'œil a disparu sous la charogne qui s'attaque
à l'os et disloque les masses autrefois engrenées les unes aux
autres. Sinon voici un oiseau femelle avec d'énormes seins qui émergent
à nu hors des gros plis d'une robe. Une confusion d'espèces
qui laisse transparaître un sarcasme. Comme si la démesure d'une
forme, d'un défaut, d'une tare vous faisait passer d' une catégorie
d'être vivant à une autre. Une fantaisie mythologique.
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Une autre tête, tout entière douleur, cette
fois. Un cri. Ah ! Bouche assoiffée. Appel. On aspire de tout son corps,
de toute son âme, à une perfection qui blesse, qui tire vers
le haut, qui produit la confusion. La bouche est au sommet de toutes les stries
: buste, cou... Dans le prolongement de toutes les tensions : muscles, nerfs...
Jamais argile n'a été pénétrée de sang
qui cherche sens autant que dans ce buste, même si la contention est
montée plus forte par la ligne des plis dans le Balzac enrobedechambré
de Rodin. Ici les défauts mêmes de la matière, les imperfections
argileuses, la cadence des scarifications, le mouvement du plissé,
les raclements, les ruades verticales, les creux ombrés, les rajouts
de matière... tout est désaccord concerté vers la trouée
buccale, jusqu'à cette inclinaison du buste, qui implique un corps
déséquilibré, masse humaine en constant désarroi.
Ah !
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Ou bien il faut voir cette tête. Je dis bien : il
faut voir. Elle aussi dans le désarroi. On s'y reconnaîtrait.
L'oœil ouvert est aveugle comme une plaie qui cherche la raison de sa
souffrance. La bouche résignée. La peau ni mal lissée,
ni malade. Mais le reflet d'une agitation intérieure qu'on ne parvient
pas à calmer. Non pas une peau. Mais des lambeaux qui se recouvrent,
s'entremêlent, mal recousus, sorte de desquamation sous laquelle la
chair a du mal à se reconstituer. L'argile répond à l'artiste
qui revendique son désir. Elle répond à l'artiste dans
le sens où il veut aller et par la confusion où elle le précipite.
Et la tête attend néanmoins sa réponse. Car tout autour
est la nuit. Il faut dire que ces écorchures pathétiques qui
affleurent accentuent l'extrême révélation d'une peine
capitale. L'art est là où il commence quelque chose, là-même
où les mots se sont épuisés en raison de leur impuissance.
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Ordinairement, c'est à la femme que Milo Dias réserve
le lissé de l'épiderme. D'autant plus sensuel qu'il fait jouer
les contrastes, entre le sauvage d'une chevelure et le velouté d'une
épaule, la netteté d'un sein, le chamoisé d'un visage.
Dans tel buste féminin, tendu de pâmoison, en soif de bonheur,
le désordre de la passion creuse la crinière d'argile, qui est
volontairement non travaillée, brute en quelque sorte, tourmentée
et brutale, et qu'une main peigne sans pouvoir l'ordonner. Ce sont des filets
déchirés, des sillons qui bouillonnent, des démangeaisons
chaotiques, des incisions charnelles qui n'en finissent pas de s'ouvrir, autant
de lèvres informes qu'aucun dévergondage ne serait en mesure
de combler. De cette effervescence insatisfaite émerge la peau, un
continent pour le baiser, tout en courbes molles, avec cette ligne profilée
comme une amphore. Reste cette main dont nous avons parlé. Qui est-elle
dans le fond ? L'artiste qui grimpe dans son désir ? Qui s'agrippe
aux aspérités de ses propres fantasmes, dans le tumulte du fleuve
et qui nage en vain pour atteindre le rivage idéal ? Comme le rêve
d'une caresse.
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Mais le rugueux peut relever du paradoxe quand il habille
la femme alors à la pointe extrême de son érotisation.
On soupçonnerait l'artiste de vouloir marquer ainsi les turbulences
intimes qui s'inscrivent à fleur de peau. ( Tandis que ses visages
féminins, quand ils jouissent au contraire de leur paix naturelle,
semblent retrouver leur satiné de mer étale, huileuse et sans
pli, ondoyante même, avec ses éphémères fissures
d'œil, ses lèvres presque graves, ses joues franches et ses fronts
mouvants...). Sous la pression puissante de l'homme, aux mains amples et complexes,
la femme s'abreuve à son propre désir. Elle prend plaisir à
son tumulte comme si elle lui était reconnaissante de ce brassage qui
la remue en profondeur. Alors cette peau se froisse, devient plus granuleuse,
poudroie même. Ou bien devient muqueuse vagissante, poussant pointes
et turgescences, se creuse dans des mouvements de légères torsades.
Ainsi l'impression est que l'unité se perd par le fait que l'artiste
ait déséquilibré les tensions, désorganisé
les masses, imbriqué les deux corps complices de leur magnifique folie.
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Milo Dias explore le versant noir de notre humanité.
Rarement on aura trouvé explorateur moins soucieux des modes. C'est
dire combien sa tâche est rude, sa démarche ingrate, son souci
figuratif se heurtant aux lassitudes du déjà-vu. A peine si
deux oeuvres, dans toutes celles évoquées, tentent de rejoindre
les créateurs abstractolâtres. Certes leur charge émotive
nous paraîtra plus forte qu'ailleurs, l'originalité plus convaincante.
Mais ces exceptions n'entrent pas dans la ligne générale du
style Milo Dias. Lequel s'élabore sous forme de conviction, de pièce
en pièce, selon laquelle il n'y a de figure à montrer que celle
de l'homme en proie à ses démons, de l'homme figuré par
le figuratif le plus immédiatement reconnaissable. L'usage de la matière
est évident, en ce sens que l'artiste donne la parole au matériau
pour exprimer sa propre vision. Cet invisible parle au sein même du
support. Il s'y inscrit, se laisse moduler par sa propre texture. Et nous
ne chercherons pas à savoir si Milo Dias est moderne ou pas. Il suffit
qu'il soit Milo Dias.
*
- Quels sont tes matériaux préférés et pourquoi
? Quels sont ceux pour lesquels tu n'éprouves pas les mêmes sensations
?
-Il y a avec la terre un véritable contact sensuel. C'est un matériau
que l'on touche et que l'on modèle avec ses mains jusqu'au surgissement
des émotions. Sa couleur originelle est chaude et sa cuisson nous emmène
vers toutes les nuances qui vont du brun à l'ocre. Ces arguments seraient
déjà suffisants pour choisir la terre comme matériau
de prédilection. Mais il y a plus que cela...
Ce qui se cache en arrière-plan, c'est tout un processus mental fait
de tâtonnements et d'erreurs. On peut partir d'une idée préconçue
et faire en sorte que le résultat obtenu corresponde le mieux possible
à l'intention initiale. Mais le plaisir est encore plus grand lorsque
la surprise apparaît d'elle-même, quand on s'y attend le moins.
C'est la possibilité d'enlever et de rajouter qui permet le mieux le
surgissement de l'inconscient. J'adore cette ouverture vers la multiplicité
des possibles.
A l'inverse, je déteste tous les matériaux qui m'obligeraient
de procéder par abstraction à partir d'une idée complètement
arrêtée. J'aime bien la pierre ou le bois, mais je me sens incapable
de me soumettre à cette rigueur mentale qui refuse l'erreur.
- Comment inscris-tu ton travail dans l'époque où tu vis ?
- J'ai senti que j'étais sur la bonne voie lorsque pour la première
fois j'ai vu des inconnus réagir fortement à certaines de mes
sculptures. J'avais suscité en eux une émotion et cette émotion-là
était directe et immédiate. Elle ne passait pas par le truchement
d'une mode ou d'un code de lecture.
Il fut un temps où j'avais envie de polémiquer par rapport à
une dérive contemporaine où le seul critère de la qualité
était celui de la nouveauté. De dérive en dérive,
cet art-là a fini par s'enfermer de lui-même dans sa propre vanité.
L'échec est patent, même si le nouvel académisme peut
encore imposer sa loi pendant quelques années.
Il y a une tendance qui s'exprime de plus en plus dans les salons et même
dans certaines galeries nouvelles. Cette tendance, c'est celle qui privilégie
le discours (au sens large) sur la forme. Je m'inscris résolument dans
cette lignée-là.
- Denis Donikian
MILO DIAS MODERNE ET PRIMITIF
Etrange voyage en terre d'humanité
auquel nous convie une fois de plus Milo Dias avec sa série de personnages
en pied, où se conjuguent forme et psychologie. Solitaires ou en couple,
tous ces représentants de notre espèce, modelés dans
la même pâte dérisoire et définitive, deviennent
des bêtes de fables terriblement modernes.
L'obstination avec laquelle depuis plusieurs années Milo Dias tourne
le dos aux voies d'un art contemporain qu'il tient pour contestables l'a conduit
à déclassiciser une fort ancienne manière de faire qu'il
s'agit pour lui d'adapter aux thématiques actuelles. Après tout,
on aurait tort de lui reprocher l'usage d'un matériau que les premiers
artistes humains, aurignaciens ou autres, auraient "rencontré"
et "reconnu" dans leur environnement, à la faveur d'on ne
sait quel hasard psychologique, sitôt fixées leurs tentatives
pour reproduire le monde et sitôt née leur " aptitude à
faire oeuvre d'art " ( G. Bataille ). En ce sens, Milo Dias est un primitif
moderne ; un homo sapiens sculptant son cheval ou son bison dans un bois de
renne : même regard, même désir, même habileté,
même force expressive, même volonté de conjurer un environnement
qui menace. Même originalité surtout, le mot étant à
prendre dans une acception non pas d'individualisation artistique, mais en
tant que désir de retrouver le geste originel et de le maintenir à
tout prix comme le rapport le plus simple et le plus sacré que l'homme
puisse entretenir avec le monde. Une relation de joyeuse et inquiète
démiurgie.
Saisir le monde d'aujourd'hui par l'usage d'une technique aussi primitive
suppose de faire dire au matériau quelque chose qui n'aurait jamais
été dit jusque-là. Ici la fable respire l'air du temps.
En l'occurrence, il semblerait que tous ces petits bonshommes, si fragiles
qu'une pluie de mort pourrait les liquéfier, partagent le sentiment
délicieusement bête d'une autosatisfaction que ne tempèrent
aucune étincelle de lucidité, aucun sens du tragique. Ce sont
des beautés d'opérette poussant vers le haut leur poitrine molle,
prise en flagrant délit d'illusion cosmétique. Tous ont des
sourires de ventres comblés ou de poitrines retenues artificiellement.
Mais ici le chapeau tarte qui surmonte un corps nu tout en rondeurs fait rajout.
Là, c'est la tête qui fait son érection pour compenser
un sexe en déclin. Quant aux couples, jeunes ils s'enlacent en toute
naïveté ou s'entremêlent jusqu'à la confusion, vieux
ils se tiennent à distance convenable côte à côte
comme deux sabots.
Et toujours cette impression que ces gens-là vous les avez rencontrés
un jour. Que Milo Dias les a rencontrés aussi. Comment ? À vous
de voir.
Denis Donikian