Un jour, à une question sur la tolérance,
l'intolérant Claudel, spirituel en diable, répondit qu'il y
avait des maisons pour ça. Il se trouve que l'inculte et paresseux
que je suis, à une question sur la culture arménienne, pourrait
répondre sur le modèle claudélien que nous avons pour
ça nous aussi des maisons. Et comme toute maison de tolérance
est le lieu d'une pratique physique de l'amour, je serais tenté de
dire que les maisons de la culture arménienne sont des lieux d'une
pratique politique de la culture, c'est-à-dire d'une culture qui, loin
de tolérer l'amour de la culture, se définit par le rejet de
tout ce qui la contrarie.
Il est vrai que les gardiens du temple de
la culture arménienne n'ont pas eu à passer un examen de compétence,
ni à répondre à la question du sens de la culture et
de son contraire. Il leur suffisait d'être idéologiquement estampillés
pour être aussitôt promus vestales à vie de la flamme et
du flambeau. C'est que chez nous comme chez les peuples assignés à
la survie, la culture a souvent été fille de la politique, pour
ne pas dire sa putain. Ce qui nous conduit à dire qu'en nos culturelles
maisons de tolérance, la culture se prête au peuple venu jouir
de soi, lui offre une panoplie de positions typiquement arméniennes,
sans que ce même peuple parvienne jamais à l'engrosser. Instruments
préservatifs de jubilation par quoi le peuple s'autoconsomme en images
masturbatoires, nos maisons cultuelles sont les antichambres stériles
de la mort culturelle.
Loin de nous l'idée de croire qu'une
culture ne doive pas cultiver son particularisme ou marquer sa singularité.
Si la culture est la part visible d'une mentalité collective, la culture
arménienne montre le bien de ce que nous sommes sans parvenir pour
autant à en dissimuler le mal. En ce sens, les maisons de la culture
maintiennent une ligne de conduite non négligeable derrière
laquelle elles font vivre le passé. Quitte à réduire
parfois la culture à un culte orienté de l'histoire, à
des revendications politiques et à de grandes bouffes religieusement
barbares. Même s'il est vrai que ces maisons, fondées sur des
principes de préservation, n'ont montré aucune vocation à
accueillir les déshérités venus d'Arménie, elles
ont été à la pointe de l'urgence quand le pays appelait
au secours. Une culture de l'humanitaire tournée vers la sauvegarde
du pays ne saurait être confondue avec un humanisme au service de l'homme
quel qu'il soit et quelle que soit sa souffrance. Que non !
Mais ces maisons, comprises comme des musées
du ressassement, ne doivent pas nous faire oublier que les cultures narcissiques
souffrent d'insuffisance respiratoire. Quand la culture est dominée
par ses gardiens au détriment de ses acteurs, elle produit de l'atonie.
Quand ces mêmes gardiens sont plus éduqués pour maintenir
leurs réponses que pour accueillir les questions, la culture court
à son dépérissement. Ce qui revient à dire que
si les maisons de la culture arménienne ne sont pas des maisons arméniennes
de la culture, c'est bien qu'elles se préoccupent moins de l'Arménien
tel qu'il est que de l'Arménien tel qu'elles voudraient qu'il soit.
La culture est un projet éducatif inhérent à un programme
politique. Dans l'état de survie où nous sommes, quoi de plus
normal ? Mais dans la mesure où toutes les maisons de la culture arménienne
relèvent d'une même autorité politique, on est en droit
de parler d'idéologie. Si la culture vivante déserte ces maisons
qui chercheraient sinon à l'y inviter, du moins à la récupérer,
c'est bien qu'elle n'y trouve pas matière à s'inventer de nouveaux
modes d'expression.
Or, l'idéologie et la culture ne font
pas jamais bon ménage. Celle-ci y joue le rôle de la femme instrumentalisée
à des fins purement nationales. Dans ce cas de figure, la culture se
manifestera sous des formes dangereusement ethnocentriques de repliement sur
soi et de reniement des autres. Ceux-ci étant aussi bien les non-Arméniens
que les Arméniens qui pensent autrement l'arménité qu'en
termes de préservation. Aujourd'hui la culture arménienne en
France a atteint les limites du supportable et souffre de cet ostracisme rampant.
Les gardiens de la culture, grâce aux pouvoirs médiatiques qu'ils
détiennent, sont devenus plus importants que ses acteurs. Aujourd'hui
ceux qui questionnent la culture sont tués dans l'œuf par le silence
dans lequel les plongent les gardiens, et demain par les menaces qu'on fera
peser sur eux. Mais ces mêmes gardiens relaient jusqu'à plus
soif les messages de leurs partisans idéologiques ou ceux qu'ils jugent
favorables à leur ligne.
Chacun aura compris que les maisons de la
culture arménienne ne peuvent se prévaloir de l'objectif de
préservation pour devenir des maisons d'intolérance culturelle.
Que la meilleure façon de faire de la culture, c'est d'échapper
à sa folklorisation, c'est de la confronter aux autres cultures pour
qu'elle s'en nourrisse. On constate déjà les effets de ce métissage
partout où la culture arménienne fait fi d'une idéologie
de la pureté culturelle, en Arménie dans les arts plastiques,
en diaspora essentiellement dans les arts musicaux qui ont relevé le
défi moderne de l'interculturalité. De la sorte, le message
arménien passe mieux et sonne comme un renouveau énergétique
et vivant.
Si Paris devait se doter d'un lieu où
l'arménité puisse exprimer son humanité pleine et entière,
ce n'est pas par une réplique des maisons de la culture arménienne
qu'elle y parviendrait, mais par la fondation d'une Maison arménienne
de la culture.
Août 2004