Les Arméniens sont de grands bâtisseurs ( suite)

3 février 2008

Ma dernière chronique intitulée " Les Arméniens sont de grands bâtisseurs " m'a valu une bordée d'acrimonies de la part d'un anonyme comme il en fleurit sur le forum des Nouvelles d'Arménie Magazine quand on veut montrer le courage de ses opinions. En quelques phrases, c'est toute ma " biographie " qui y passe. Comme homme du passif, je ne pouvais pas espérer mieux. Mais cet anonyme, par comparaison, montre qu'il a, lui, toujours été à l'épicentre de la chose arménienne. L'heureux homme !

Je cite in extenso : " les intermittences : c'est quand tu étais chez les fachos du centre d'étude quand d'autres faisaient 68. C'est quand tu découvrais le paradis socialiste quand d'autres faisaient de la dissidence. C'est quand tu étais inexistant alors que d'autres faisaient l'ASALA. C'est quand tu étais aux abonnés absents, pendant le tremblement de terre, pendant la déclaration d'indépendance, pendant la guerre du Karabagh. C'est quand tu n'es pas entré au coeur de la maison Manoukian, dont tu parles à distance pour cracher sur ceux qui ont fait leur boulot en nous la montrant de l'intérieur. Que tu sois un inter-minable intermittent, Denis, c'est ton problème. Mais que tu sois à ce point à contretemps, ça devient vraiment pathétique."
Qu'on se le dise : désormais pour ne pas être à contretemps chacun devrait avoir évité le Centre d'études arméniennes et avoir fait Mai 68, avoir œuvré dans la dissidence en Union soviétique, dans l'ASALA, avoir été présent lors du tremblement de terre, au cœur de l'Indépendance, sous les feux du conflit au Karabagh et surtout être entré dans la maison Manoukian avant d'en parler… Sinon vous deviendrez minable et pathétique".

Mais pourquoi cet emportement, me direz-vous ? Pourquoi avoir réduit ma chronique à une querelle de personnes ? Tout simplement pour avoir terminé par ces mots : " L'indignité d'un journaliste commence avec les intermittences de sa faculté d'indignation."

Cet article paru dans les NAM avait Max Sivaslian pour photographe et Laurence Ritter pour rédactrice. Yevrobatsi les a présentés à plusieurs reprises. Pour ma part, j'ai été l'un des premiers à saluer la parution de l'ouvrage de Laurence Ritter La longue marche des Arméniens, que par ailleurs j'ai défendu en d'autres occasions contre certains détracteurs mal intentionnés. Quant à Max Sivaslian, non seulement j'ai eu le bonheur de l'interviewer à Erevan pour Yevrobatsi, non seulement j'ai introduit un photo-reportage par ce titre : Max Sivaslian : photographe de premier plan, mais j'ai également été à l'origine d'un article de Jacqueline Starer consacré à son Ils sont assis. Nul ne pourrait me taxer d'exercer une critique systématique et injuste à l'égard de l'un comme de l'autre, dont j'ai reconnu le travail et le talent.

Comme cet anonyme ne me laisse pas d'autre choix que de supposer ce qu'il est et n'est pas, je peux certifier que ses propos me concernant ne sont pas d'un habitué des enquêtes journalistiques. Ses assertions infondées font de ce " journaliste " un approximatif. On peut entrer dans une " maison " pour s'autoriser à en parler, (si je m'en tiens à sa technique d'investigation), encore faudrait-il avoir lu Balzac.

Dire que j'étais au Centre d'études Arméniennes en 1968 est franchement drôle, puisque j'effectuais à ce moment-là mes obligations militaires à Lons-Le-Saunier. Par ailleurs, traiter les membres de ce même Centre d'études arméniennes de fachos, quand on porte aux nues l'ASALA, je me tiens les côtes ? Mais alors, devrais-je répliquer à notre courageux anonyme sur le mode ping-pong qu'il a adopté à mon encontre : où étais-tu quand le Centre d'études arméniennes lançait à Marseille la première manifestation qui montrait au grand public des images du génocide à la Salle Vallier ? Dans la salle, j'espère. Et quand il lançait la campagne de fermeture des magasins en signe de deuil, les premiers défilés du 24 avril, et la brochure intitulée Le Deuil National Arménien ? Où ?

Ensuite, j'aurais découvert le paradis socialiste alors que d'autres faisaient dans la dissidence ? Raté encore une fois, cher anonyme : en 69 j'étais à Erevan pour écrire sur l'Arménie. Le seul arménien de la diaspora française et peut-être le premier à faire l'étudiant à l'université d'État. Et ce n'est pas toi qui tremblais, à l'aéroport de Cheremetievo, à l'idée que le douanier découvre mes manuscrits dissimulés dans ma valise. Je ne parlerai pas de ma rencontre clandestine à Tbilissi en 1980 avec Paradjanov, lâché par cette Arménie qui l'encense aujourd'hui à tour de bras. Ni du Comité mis en place pour le défendre en France avec l'éditeur Parenthèses.. Durant les meetings du Charjoum à Erevan, j'étais sur place autant que me le permettait mon travail. Mais tu ne t'informes pas, mec ! c'est dans mes livres… Pourtant, anonyme, ton palmarès est superbe. Ton pedigree te rend digne de figurer dans les haras arméniens de première classe. Mais les champs de bataille ou les officines du combat n'aident pas toujours à se forger une morale du regard. C'est le seul regret que m'inspire cet article par ailleurs fort bien fait, admirablement illustré, aseptisé à souhait, lisse comme une peau de baigneur en celluloïd. Décrite comme une merveille abstraite, la maison Manoukian est ici totalement décontextualisée. Versailles sans la misère paysanne. Un repaire de pirates sans la piraterie. Une caverne d'Ali Baba sans le vol. Que la morale déserte l'architecture, et le plus beau des palais devient une ruine d'humanité.

D'ailleurs, la manière de décrire cette maison n'est-elle pas une manière de se décrire soi-même, de livrer la figure de ses propres valeurs ? Bref, de choisir son camp. Il y avait là matière à jouer sur les mots, à louvoyer entre l'extase et l'ironie, le descriptif et la critique... Mais non. Rien. Et voilà comment en valorisant l'aberration de cette horreur esthétique on enfonce les résignés dans l'horreur économique d'un pays où la violence fait loi. Nos intermittents du journalisme ont été autrefois mieux inspirés. Nul ne songe à les accabler. Mais pour acceptable qu'elle soit en n'importe quel pays économiquement avancé, cette chantilly kitsch vire à l'intolérable en une Arménie qu'on voudrait moins scandaleuse, moins arrogante, moins sauvage.

Je pourrais bien comprendre que ce pays permette aux riches de s'enrichir dès lors que cette richesse l'enrichisse moralement et économiquement au lieu de confiner les gens qui l'habitent à une indignité permanente. Ceux qui ont coutume de merdifier leurs adversaires n'étaient pas en mesure de comprendre l'exemple des toilettes sans porte donné dans ma précédente chronique. Pourtant, depuis l'indépendance, si le pays a permis la construction de telles " maisons " et maintenu l'absence de porte aux toilettes de ses écoles, c'est qu'il a préféré la dignité des nouveaux riches à la dignité de ses enfants. La diaspora mille fois sollicitée, dont l'aide individuelle ou associative n'est plus à démontrer, mérite-t-elle qu'on lui cache les incongruités du pays réel sous les propos sirupeux de " journalistes " en mal de contes de fée ? Je ne le crois pas. Les lecteurs des NAM ne sont plus en âge de parcourir les allées d'une Arménie disneylandisée à tort et à travers. Ce sont des lecteurs adultes, des amoureux d'Arménie sensés, des hommes soucieux des conditions de vie que d'autres hommes doivent affronter. Faire écho aux opulences ostentatoires d'un seul, c'était manquer d'instruire le dossier de l'habitat en Arménie, dégradé et dégradant, surtout l'hiver. Le fait que de telles demeures soient " possibles " dans un pays émergeant, un pays en guerre, atteint gravement par la gangrène de la pauvreté ne semble susciter aucune interrogation chez notre anonyme. Étonnant article qui ne s'étonne de rien mais révulsera plus d'un lecteur pour sa candeur, ses complaisances et son angélisme. Pour ma part, il y a des lignes que je ne franchirai jamais dans ma vie, cher anonyme. Je me sentirais empêché, même pour écrire un article, de franchir le seuil de ce monument dressé au mauvais goût arménien.

Il est vrai que notre anonyme et moi-même n'avons pas les mêmes références, et tandis qu'il s'ébroue sur tous les fronts patriotiques, je me contenterai de lire ces phrases de La Bruyère : " Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur. Il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments ; ils redoutent l'hiver ; ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces ; l'on force la terre et le saisons pour fournir à sa délicatesse : de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité.
Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères.
[…]
Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un bon fond et n'a point de dehors, ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. "

Et moi, je veux bien être à contretemps. Pas un mot de ce La Bruyère-là contre cent mille de n'importe quel anonyme ânonnant.

Janvier 2008

 

 

 

 

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