" Oui, voilà, partir…
Mais où ? En Arménie ?
Pour une personne qui, comme moi,
ne peut supporter les injustices,
comment aurais-je pu tenir face
à celles qu'on connaît
de l'autre côté de la frontière ? "
Hrant Dink
Les Arméniens sont de grands bâtisseurs. Sur la
route de Gumri, au sortir d'Erevan, on peut voir ce qu'un journaliste inspiré
par les dieux appela " l'incroyable maison de la famille Manoukian ",
qu'on nomme aussi la " maison blanche ". L'auteur de l'article étale
sa parfaite connaissance des styles : Renaissance, Napoléon III…
en prenant soin d'éviter le mot kitsch qui siérait davantage
à cette demeure ornée de statues en plastique et qui s'apparenterait
plutôt à un concentré disneylandesque de plusieurs époques.
Une demeure de conte de fées résumant à elle seule la
carrière de son propriétaire qui, de modeste quincaillier est
devenu en quelques années le Monsieur Bricorama d'une Arménie
en guerre, d'une Arménie mafiosée jusqu'à l'os, d'une
Arménie émergente, d'une Arménie du sauve-qui-peut, d'une
Arménie aux mille et une pauvretés… Et le journaliste
de prévenir que l'homme n'a pas envie d'avoir honte de sa fortune.
Nul ne saurait d'ailleurs en blâmer ni le fortuné ni le journaliste.
Il faut du rêve aux Arméniens. Et quitter Erevan en laissant
louvoyer son regard au gré des féeries de ce palais est une
assurance d'exotisme peu banale. Pendant ce temps les garçons et les
filles de l'école Raffi, avenue Komitas, continueront de s'accroupir
dans des toilettes sans portes, des toilettes qui exposent l'intimité
comme c'était l'usage au temps de soviets et comme ce doit encore être
le cas dans bien des écoles d'Erevan. On imagine combien de portes
de toilettes notre monsieur Bricorama aurait pu fournir avec le prix de ses
chevaux ailés, de ses dieux grecs et de ses naïades, fussent-ils
fabriqués dans une matière plastique qui vous met en extase
nos laudateurs du mauvais goût. L'indignité d'un journaliste
commence avec les intermittences de sa faculté d'indignation.
Janvier 2008