Sur l'écran d'une neige qui a la beauté cruelle du destin, des
hommes et des femmes jouent la partition de leur vie minuscule en quête
d'espoir. Toutes ces existences sont prises dans les glaces d'une fatalité
économique qui les écrase. Le chauffeur de bus, baraqué
comme un camionneur au long cours, a la voix d'un chœur antique qui rengaine
son " Tombe la neigeee " aussi imperturbable qu'un métronome
battant la mesure des lieux. Mais en ces temps de vie imparfaite, les machines
sont poussives et les instruments ne sont pas d'aussi fidèles compagnons
au service des hommes que ceux-ci pourraient au moins l'espérer. Sa
cassette enregistrée le lâche, comme fait des siennes la ligne
téléphonique qui vient de la capitale ou joue à la star
capricieuse la moto chargée d'y conduire les quêteurs de changement
durable. Dès lors, chacun est mû par la nécessité
de survivre à cette mauvaise passe d'absurdité qui dure autant
qu'un hiver de stagnation économique. Leur vie est faite de petits
arrangements avec la nécessité de rester digne. La pauvreté
excuse tout. On vend la virginité de sa fille à l'expatrié
fortuné et cynique, et en désespoir de cause, quitte à
passer pour fou, on lui tire dessus quand le marché conclu n'est pas
respecté, comme dans la plus pure tradition des vendettas d'antan ;
ou bien on passe outre le souvenir de sa défunte femme ou de son mari
mort au combat ; ou bien encore on consent, tout artiste qu'on est, à
prendre son art comme alibi pour tromper sa mère en devenant femme
à satisfaire les fantasmes d'un " gros " nanti. Et dans pareil
désarroi, effet d'une histoire qui fait basculer le temps d'une dictature
accommodante dans une liberté totalitaire, les femmes sont devenues
des marchandises ou des prestataires de service, vendant leur corps au plus
offrant pour donner à la monotonie des choses un goût de chocolat.
La fracture sociale est d'autant plus flagrante que les affairistes, forts
de leurs gros sous, exploitent à qui mieux mieux les nécessiteux.
Le mafieux s'offre des gâteries comme la vulgarité se moque de
la grande musique, l'expatrié bien dans ses bottes se paie une vierge
comme un caprice, le patron de la buvette Vodka Lemon, en bon capitaliste
soucieux de rentabilité, ouvre ou ferme boutique sans s'apitoyer sur
le sort des hommes, et le nouveau bourgeois marchande un treillis de héros
qui va bien à sa taille comme s'il cherchait à recouvrir sa
bravoure de nouveau bourgeois par celle d'un combattant - aujourd'hui misérable
- qui a vraiment servi son pays. C'est qu'il s'agit d'un pays où l'espoir
atteint son objet par l'imitation des formes les plus vulgaires ou les plus
ridicules de la réussite. Le chauffeur de bus imite Adamo et ça
ne marche pas ; le propriétaire de la buvette imite le bon capitaliste
et ça ne marche pas ; le mafieux imite l'homme de pouvoir et ça
ne marche pas ; l'expatrié imite l'amoureux transi et finit avec une
balle dans la cuisse… Seuls, dans cette humanité dévoyée,
ont des accents de touchante authenticité le veuf et la veuve (veuf
et veuve d'une Arménie perdue), aussi pudiques qu'ils sont amoureux,
sans oublier la jeune pianiste qui joue à en perdre la tête.
Il est heureux à la fin que le piano ne soit pas vendu. Puisse l'Arménie
sauver du chaos l'amour et la musique !
Avril 2004