Les Arméniens ont toujours eu des relations ambiguës
avec leurs frontières. L'homme arménien ne dit pas le territoire
officiel arménien. Leur juxtaposition a valeur d'utopie. Et si le mot
même d'Arménien n'est jamais précisément circonscrit,
c'est bien que son territoire est partout. Prononcer le mot arménien
pour dire l'être constitue déjà une faute. Le mot ne dit
pas la chose, en ce sens que la chose est à ce point vivante qu'elle
s'échappe de toutes parts et qu'il vous devient impossible de la rattraper.
Comme l'eau qu'on voudrait serrer dans une main. Dire je suis arménien
est ne rien dire ou dire les choses à moitié. Je ne parle pas
seulement ici de l'origine. Car même les autochtones, habitant le territoire
désigné sous l'appellation d'Arménie, ont la tête
ailleurs. Pour exemple, comme il existe en France des Français d'origine
arménienne, il y a en Arménie des Arméniens d'aspiration
française. J'en connais qui sont obsédés depuis leur
enfance par l'idée d'aller voir ailleurs s'ils y sont.
Je ne sais si les périodes sans frontières
du peuple arménien ont été les plus conformes à
sa mouvante mentalité. Quitter le village pour un autre était
déjà pour un Arménien une forme d'expatriation. Le passage
d'une psychologie localisée à la conception d'un monde plus
vaste démontre une certaine aptitude à se penser autrement,
à accepter de se détruire pour se reconstruire dans un autre
lieu, sous l'effet d'un autre climat, au contact d'autres hommes. Les provocations
au départ ont été si fortes dans l'histoire des Arméniens
qu'ils ont probablement eu le sentiment de toujours s'installer dans la précarité.
Depuis des siècles, ce peuple a appris à ne pas tenir en place,
qui n'est pas fait pour vivre confiné sur une île. La littérature
arménienne a même un genre consacré à la bougeotte,
les chants d'exil. La biographie d'un Arménien est celle de constants
va-et-vient. Nul doute que les Arméniens aient été les
plus malheureux des hommes quand leurs frontières, au temps des soviets,
étaient devenues infranchissables. Et pour ajouter à leur malheur,
cet enfermement-là se doublait d'un appareil législatif et d'un
climat de terreur comme seules peuvent les inventer les dictatures.
Pour autant, nous ne pouvons pas dire des Arméniens
qu'ils ont une âme douée pour la dilution. Nous voyons bien que
le mouvement inverse est aussi puissant que les forces centrifuges qui les
habitent. Il semblerait même qu'ils aient mis en œuvre tout un
arsenal de ruses (des politiques aux poétiques) pour contrer, contrarier
ou contrebalancer leur esprit en proie à un nomadisme impénitent.
Il s'est toujours agi d'enrayer l'hémorragie migratoire tant par des
lois centripètes que par l'exaltation des racines. Si les années
soviétiques n'avaient pas repoussé avec autant d'intransigeance
leurs fièvres voyageuses, les Arméniens n'auraient pas été
aussi concentrés et nombreux, même si durant ces années-là
les pays frères ne cessaient d'en absorber, de gré ou de force,
au nom de l'internationalisme. Le recentrement des esprits sur un territoire
aura été la lutte politique permanente et désespérée
des arménolâtres. Ainsi peut se comprendre le paradoxe qui confine
à l'absurde d'une Église nationale présidée par
un Catholicos (mot qui signifie universel). C'est qu'avec un proverbe comme
" Où il y a du pain, il y a de la vie ", les Arméniens,
peuple avant tout pragmatique, étaient prêts à tous les
ancrages comme à toutes les dispersions. Et l'Ararat, aussi beau qu'il
puisse être, ne pèse pas lourd dans cette affaire-là.
Reste à savoir comment s'exprime, dans les valeurs,
l'antagonisme de l'errance et de l'enracinement, qui anime chaque Arménien.
Forcément, la conscience du centre et la passion du monde, si elles
veulent faire bon ménage au sein d'une même psychologie devraient
s'équilibrer. Or, dans les périodes cruciales, on pourrait s'attendre
à voir les valeurs indigènes primer sur les démangeaisons
exotiques. Mais non. Durant l'Indépendance, les uns couraient guerroyer
aux frontières du pays tandis que les autres s'ingéniaient à
s'expatrier en famille. Les uns combattaient par devoir, les autres n'écoutaient
que leur désir d'ailleurs, tous ayant assez de répugnances et
assez d'espérances pour avoir des raisons d'agir dans la direction
qu'ils voulaient.
Dès lors, on serait en droit de penser que les deux
tendances constituent la substance d'une même culture. Ce sont deux
philosophies d'un même corps, deux visages sur une même tête,
dont l'un reste tourné vers le foyer tandis que l'autre aspire au grand
large. La méconnaissance de cette complémentarité conduit
nécessairement au déchirement. En diaspora, les tenants du recentrement
national, qu'ils soient idéologues ou militants, s'arrogent le droit
de représenter le peuple en excluant des débats et de l'action
les partisans d'une Arménie transfrontalière. Et ceux-ci s'escriment
à vouloir abattre les cloisons fortement maintenues autour des tabous
qui forment le tabernacle de la nation. Les artistes et les créateurs
ont déjà fait le choix de s'attaquer au mythe de la territorialité
en rendant la culture plus poreuse que jamais et en laissant à d'autres
humanités le soin de la féconder.
Et de fait le danger est là,
d'un suicide à force d'actions contraintes, contrariées et contradictoires.
En repoussant les autres, les centristes produisent l'éparpillement
des forces communautaires et fragilisent leur assise. Quant aux errants, ils
ne sont rien s'ils perdent la référence à un arrière-pays.
Le domaine commun est encore à chercher, alors même qu'il est
en nous.
mars 2004
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