Vie, mort et disparition des Arménindiens d'Europe.


Tous les Arménindiens ne vivent pas dans leur réserve. La plupart, s'ingénient, autant qu'ils peuvent, à préserver leur identité fondamentale hors l'enclos peau de chagrin arraché à l'histoire. Mais ce sont des nostalgiques qui ont l'esprit perclus de ressentiments. Ils ont le cœur harcelé par la méprisante reconnaissance que leur témoignent en secret les étranges foules au milieu desquelles ils ont échoué. Car les foules ont peur du noir et les Arménindiens n'ont que le noir de leur mémoire à leur offrir. La nuit de leur humanité et la passion qu'ils déploient pour survivre au mortel confort de leur exil. Ici ou là, de temps en temps, ils se lisent mutuellement des discours qui revigorent le génie de l'ancestrale souvenance. Alors, les têtes s'enflamment. Des disputes éclatent. Et si des utopies de reconquête remontent le moral des aventureux, elles désarçonnent aussi les plus réalistes qui décryptent à longueur de journaux le récit chaque jour plus agressif, chaque jour plus arrogant de leurs bourreaux d'hier en mal de vivre au sein de l'empire économique des Européens. Mais tous ont la même envie de livrer le dernier combat au Crime qui les a décimés une fois et qui veut maintenant les avoir à l'usure en rasant les ruines ultimes de leur mémoire. Car de partout sourd le complot. Les principes d'une économie vorace percent de leurs flèches le moindre saint sébastien idéaliste. Les chefs d'industrie provoquent les derniers hoquets de tout Mohican qui oserait encore chantonner à voix basse le déclin du spirituel. Et dans ce carnage idéologique, les petits fumeurs de calumet pèsent aussi lourd qu'un nuage de lait dans un bain de café. Les jeunes fougueux s'irritent de la patience poreuse de leurs anciens. Les assis se résignent à la raison du temps, tandis que les petits-fils d'ancêtres massacrés chevauchent les vents d'une revanche qui pousse aux tripes. Ils livreront leurs ultimes batailles. Mais l'Hydre est indétectable tellement elle est partout. Elle agit là où ils ne savent pas qu'elle agit. Derrière les portes des hauts bâtiments officiels auxquels nos batailleurs n'ont pas accès. Elle agit au gré de ses hommes tentaculaires partis en éclaireurs, les plus aptes à pénétrer dans les cœurs des récalcitrants qu'il leur faut séduire et renverser. Elle agit en fomentant des stratégies patientes, en tissant des mensonges historiques, avec la précision mécanique de la bête qui avance vers sa proie en activant ses capacités mimétiques les plus éprouvées. Elle se fond dans le décor, elle fait croire, elle trompe la vue, mais le cœur de son obsession est une machine à dévorer les siècles qu'il a fallu pour que l'homme accède à son humanité. Certes, nos petits Sassouniotes, dépouillés de leurs foudroyantes épées, ont aujourd'hui plus d'une idée fulgurante à mettre en œuvre contre les traquenards tendus en vue de les anéantir. Certes… Mais leur fièvre combative souvent les égare. Le moindre carrefour les trouble. Ils ont la foi des satisfaits et déploient des ruses de civilisés. Leur âme n'est habillée que de leurs paroles. Pas une âme d'acier cynique aussi diaboliquement cynique que l'art de leurs prédateurs. Ils n'ont jamais appris de l'ennemi les finesses de lame qu'on vous plante dans le dos. Sans compter qu'ils ont aussi contre eux ceux-là mêmes de leurs frères qui impérialisent la lutte contre l'Hydre au nom de tous et qui pratiqueraient des civilités incongrues dans un monde de brutes. De sorte qu'un spectateur étranger très real politicien pourrait éprouver un semblant de pitié à l'égard de ce petit reste en mal de reconnaissance, tant ce reste, loin d'être un noyau dur et bien circonscrit, s'affaire sur tous les fronts sans orchestrer son combat et dans une dispersion qui témoigne de personnalités profondément désorientées. Mais pour asseoir leur fondation, les grandes machineries des pays conquérants avancent en époussetant sur leur passage ces peuples de moucherons qui les harcèlent et n'ont pour toute force qu'un droit minoritaire à faire prévaloir et pour toute possibilité d'existence d'être la mauvaise conscience des empires ainsi constitués. Qui se souvient encore des Indiens d'Amérique ? Demain, qui parlera de vous, Arménindiens d'Europe ?

 

mars 2004

 

 

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