Avec son nom à consonance arménienne, présent
de surcroît sur la liste de nos célébrités, je
ne pouvais pas faire moins que d'aller voir le dernier film de Robert Guédiguian
: " Mon père est ingénieur ". Pour une séance
de 16 heures à l'UGC de Bercy et un tarif exceptionnel de 3 €
la séance, la file d'attente faisait plaisir à voir, d'autant
qu'au jugé pifométrique je peux affirmer qu'elle n'était
pas constituée de nos seuls compatriotes faisant le pied de grue par
devoir compatriotique, reconnaissant et empreint de fierté. Non.
Tous semblaient être des aficionados de Robert Guédiguian, qui avaient préféré son film à une quinzaine d'autres. La file d'attente de la séance suivante avait la même consistance passionnée que la première. Ce qui eût réjoui notre gloire qui milite pour un cinéma populaire, élitiste et à bon marché.
Contrairement au huis-clos de Strindberg dans " La Danse de mort " où la haine réduit le couple à sa réalité la plus primitive, dans l'îlot d'un quartier marseillais choisi par Guédiguian, hérissé de HLM déprimés, l'amour a trouvé sa Vierge Marie en la personne de Natacha, médecin des pauvres, complice de deux ados en désir d'eux-mêmes et pourfendeuse de parents racistes. La référence à Strindberg s'impose d'autant plus que le leitmotiv du film, " on continue " fait écho à la célèbre phrase de la pièce : " On efface tout et on recommence ", comme si les forces de vie imposaient aux hommes qu'ils les fassent triompher.
Mais l'une des leçons du film rejoint l'une des leçons de la pièce : la haine est destructrice, à cette différence près que cette fois, l'amour que ce couple se porte à lui-même étant indissociable de l'amour qu'il porte aux autres hommes, c'est le monde extérieur qui livre contre lui ses assauts les plus bas pour le décourager de vouloir changer le désordre des choses.
Jérémie, le mari de Natacha, médecin qui œuvre à un niveau politique et à l'échelle de l'humanité, se dégoûte des murs d'indifférence et des ambitions de puissance qu'il rencontre dans sa volonté d'aider les pays les plus souffrants (comme l'Arménie), tandis que Natacha qui s'est cantonnée à son " prochain " le plus immédiat, au sein d'un immeuble déglingué où se côtoient toutes sortes d'ethnies et qu'elle protège contre les manquements les plus élémentaires à la fraternité, subit le viol d'un père frustré, immigré naturalisé français et… raciste.
Dès lors, cette femme qui était tout amour, dont l'amour emplissait le corps, déçue par ces étrangers d'hier, aujourd'hui en mal d'assimilation, que des préjugés petits-bourgeois rendent étrangers les uns aux autres même au sein d'une famille, se retire du monde, frappée de " sidération psychique ".
Pour autant, la vie ne s'interrompt pas. Pour ce couple qui avait pris l'habitude de se remettre en question, quand l'un perd, l'autre reprend la tâche où elle a dû être abandonnée. Car l'autre leçon du film, c'est qu'il s'agit inlassablement de faire l'homme, c'est-à-dire de le mettre au monde et de le réconcilier avec lui-même.
Guédiguian offre au passage une solution, en prenant l'exemple du Kharabagh, qui serait de vider les querelles des pères et des grands-pères. Pas si simple quand on songe que la mémoire est la gardienne jalouse du futur et que les hommes ne se déshabituent pas aussi facilement de leur traumatisme, autre forme de " sidération psychique ", de sorte qu'on pourrait trouver dans ce film des contradictions si la parabole biblique de la naissance ne venait irradier ces images d'une générosité jubilatoire.
C'est son côté " Amélie Poulain " qui réjouit ici le spectateur. Mais le tour de force qui consiste à introduire du merveilleux le plus extrême au sein d'un film réaliste est admirablement réussi. En ce sens que Guédiguian arrive à entremêler les deux, sans verser dans l'incongru, dans cette scène du début qui retrace l'arrivée de Marie et de Joseph à Bethléem sous les apparences de Natacha et de Jérémie, vêtus comme des immigrés arrivés d'on ne sait quel lointain, pourchassés par la misère de leur monde pour retrouver la misère d'un autre.
Scène primordiale qui donne le ton du film et qui évoque, de manière symbolique, la vocation première des deux protagonistes, médecins accoucheurs d'humanité. Cet introït évangélique et actualisé se retrouvera à travers la lecture d'un conte religieux pour enfants, les santons de Provence et la scène de groupe finale, paradjanovienne s'il en est mais avec modération. En somme, au-delà de ses habituels couplets communisants, Robert Guédiguian qui prêche pour une communion des hommes, loin de nous faire son cinéma, nous offre une véritable œuvre d'art. En ce sens que le non-dit déborde les images savamment combinées, immédiatement accessibles, pour donner un film foncièrement crédible, vivant et ouvert.