2) Qu'est-ce que vous dites ?
Nous croyions en avoir terminé avec
ces très chiraquiennes de phrases prononcées par Monsieur Chirac
lors de sa dernière conférence de presse en réponse à
une question posée sur le génocide arménien, quand nous
est parvenu l'article de Monsieur Raffi A.Hermon évoquant la traduction
erronée qu'en ont faite les journaux turcs. Quand nous disions que
notre président avait l'art de semer le trouble dans les esprits en
permettant plusieurs interprétations de ses paroles, et même
des interprétations contradictoires, nous n'étions pas loin
de la vérité.
Revenons à l'objet du délit
en reprenant les mots du président tels qu'ils ont été
prononcés. Question à Monsieur Chirac : " Monsieur le Président,
l'Allemagne et la France ont fait leur devoir de mémoire en ce qui
concerne la Shoah. Vous-même, vous avez reconnu la responsabilité
de la France dans la déportation des juifs. Est-ce que la reconnaissance
du génocide arménien par la Turquie ne doit pas être l'une
des conditions préalables à son éventuelle entrée
dans l'Union ? " Réponse de Monsieur Chirac. " C'est un problème
qui concerne les relations entre la Turquie et l'Arménie. J'observe
avec satisfaction qu'il y a, dans ce domaine, une évolution positive
et je m'en réjouis. On ne peut pas non plus, sur le plan bilatéral,
juger de tout l'avenir en fonction exclusivement du passé. "
Quand Monsieur Chirac dit : " c'est un
problème qui… " nul doute qu'il ne s'agisse du génocide.
Il n'avance pas que l'évocation du génocide empêche les
relations d'exister, mais seulement qu'il "concerne " les dites
relations. Il s'agit d'un verbe neutre. Mais la suite devient plus ambiguë,
car Monsieur Chirac aborde sa seconde phrase par une glissade de haute volée
rhétoricienne, en transférant, semble-t-il, l'intérêt
de son auditoire du concept de la reconnaissance du génocide vers celui
des relations entre les deux pays. " Évolution positive "
, dit-il, car Monsieur Chirac est un battant qui ne se laisse par impressionner
par les petites contrariétés inhérentes à l'action
politique. Pour notre part, que ce soit dans le domaine particulier de la
reconnaissance du génocide ou dans celui des relations bilatérales
entre la Turquie et l'Arménie, force est de constater que cet optimisme
nous laisse perplexe. Dans le premier cas, personne n'ignore que la Turquie
ne veut absolument pas entendre parler de génocide, prétextant
que c'est aux historiens de juger les faits (lesquels historiens ne sont d'ailleurs
pas tous logés à la même enseigne, vu que les archives
turques sur la période de 1915 sont interdites d'accès aux chercheurs
soupçonnés de parti pris, et que ces mêmes archives ont
été soigneusement expurgées). Mieux, la Turquie accusée
de crime de génocide par les rescapés retourne le compliment
à l'envoyeur, selon une tactique bien connue qui consiste à
ajouter à l'infini de la confusion au débat. Ainsi les Arméniens
génocidés deviennent génocideurs. Autant d'éléments
qui s'inscrivent désormais dans les programmes d'éducation turcs.
Concernant l'optimisme affiché par Monsieur Chirac sur l'amélioration
des relations entre les deux pays, nous avons là encore matière
à étonnement quand on sait que la Turquie, en accord avec l'Azerbaïdjan,
considère l'Arménie comme une puissance occupante et veut la
punir en maintenant à son encontre un blocus économique.
La dernière phrase de Monsieur Chirac
a provoqué bien des gloses et souvent même des jugements pour
le moins attristés. Rappelons-la : "On ne peut pas non plus, sur
le plan bilatéral, juger de tout l'avenir en fonction exclusivement
du passé " . Dans la communauté arménienne, on n'a
pas manqué de relever ce passage jusqu'à lui trouver un soupçon
de négationnisme. À commencer par le Conseil de coordination
des organisations arméniennes de France : " Si cette question
relative à un crime contre l'humanité ne concerne que les relations
bilatérales entre ces deux pays, pourquoi le président a-t-il
promulgué, le 29 janvier 2001, une loi votée à l'unanimité
au Parlement et par laquelle la France reconnaît publiquement le génocide
arménien ? […] Faut-il en conclure que le président de
la République se lave personnellement les mains de l'extermination
des Arméniens de Turquie dont une partie a trouvé refuge en
France ? "
Les réactions sur le forum de Nouvelles
d'Arménie Magazine vont souvent dans le même sens : " Si
Chirac se lave les mains du génocide, c'est par qu'il est devenu pro-turc.
" " Jacques Chirac ne se considère pas tenu de défendre
la mémoire de citoyens français et considère que ce problème
dépend d'un État récent, qui n'existait pas à
l'époque des faits, l'Arménie. Lui, notre Président,
celui qui a paraphé la reconnaissance de génocide arménien,
un des représentants de l'Europe qui a, en 1987, à plusieurs
reprises depuis, reconnu le génocide arménien et posé
sa reconnaissance comme critère d'adhésion, il se permet de
renvoyer la défense de la mémoire d'un crime contre l'humanité
à un problème de diplomatie bilatérale extérieur
à l'union européenne. C'est scandaleux, c'est scandaleux de
renvoyer la défense de citoyens français à une Nation
extérieure. " " Lier le génocide arménien à
l'Arménie actuelle est du négationnisme. " " Je suis
sûr que cela a été ressenti par eux comme une perte irréparable.
Je me demande comment ils ont pu s'en relever, vraiment ! Tout juste si on
devrait pas verser des indemnités à la Turquie pour un génocide
dont elle est responsable ! ON CROIT RÊVER ! " " Chirac n'a
jamais été un ardent défenseur de la reconnaissance du
Génocide arménien, il n'a d'ailleurs jamais employé ce
mot. " " …là je trouve que ses propos dépassent
l'entendement. RIEN NE L'OBLIGEAIT À DIRE CE QU'IL A DIT CONCERNANT
LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN, crime contre l'humanité (génocide)
pour la France et donc problème qui ne peut être " bilatéral
" . " " La phrase de Chirac est incohérente par rapport
à l'ordre juridique français où le génocide arménien
a été reconnu et est donc juridiquement crime contre l'HUMANITÉ.
" " Est-ce qu'on peut porter plainte pour propos diffamatoires et
négationnistes ? "
Le premier homme politique à avoir régi aux propos de Jacques Chirac sur le génocide est François Bayrou : " Une remarque accessoire, j'ai été troublé et je n'ai pas approuvé les déclarations que le Président de la République a faite sur le génocide arménien, car le Président de la République a dit qu'il s'agissait d'un problème bilatéral entre l'Arménie et la Turquie. Il n'en est rien évidemment. C'est comme si l'on disait que d'autres génocides sont des problèmes bilatéraux entre un pays et un autre, c'est comme si l'on disait que les exterminations ne concernent que les communautés ou les ethnies qui en sont les victimes. C'est au nom du devoir de mémoire, en vertu d'une certaine conception de la vérité qui doit aujourd'hui éclairer ces drames, et autour d'une certaine conception des Droits de l'Homme qu'il faut exiger la reconnaissance du génocide arménien. Ce n'est pas un problème entre l'Arménie et la Turquie, c'est un problème historique entre ceux qui ont porté la responsabilité de ces drames et la conscience universelle. Voilà les principales réactions que m'ont inspirées les déclarations du Président de la République. " Où l'on voit que Monsieur Bayrou se garde bien d'aller jusqu'au bout de la déclaration présidentielle, jusqu'à cette dernière phrase qui a semé le désarroi dans les esprits.
Fidèle d'entre les fidèles,
Monsieur François ROCHEBLOINE, président du groupe d'amitié
France-Arménie à l'Assemblée nationale, attristé
par les propos de Monsieur Chirac, s'interroge : " De surcroît,
la France est le premier État à avoir reconnu le génocide
arménien par une loi, promulguée par le Président de
la République, lequel, faut-il le rappeler, a reçu seulement
trois semaines après, à Paris, dans le cadre d'une visite d'État,
le Président de la République d'Arménie. Aussi faudrait-il
considérer cette prise de position comme une inflexion de la ligne
de la France en ce domaine ? "
À juste titre, Monsieur Raffi A. Hermon
dénonce la désinformation qui sévit en Turquie, ou plutôt
une manière d'informer qui consisterait à substituer à
la réalité des faits la réalité des fantasmes.
Il serait faux de d'affirmer, comme l'ont fait et répercuté
les journalistes turcs que " la reconnaissance du génocide arménien
ne constitue pas une condition préalable à l'adhésion
de la Turquie à l'Union européenne ". La transcription
du texte est là pour l'attester. Monsieur Chirac n'a pas prononcé
ces mots, surtout pas le mot génocide qui froisse tant les âmes
sensibles. Mais pour autant est-il juste d'écrire, comme le fait Monsieur
Hermon : " Penser que Chirac a voulu dire par ces paroles que la reconnaissance
du génocide n'est pas indispensable et le publier dans les journaux
en faisant croire aux lecteurs que c'est la réalité, participe
de la dégénérescence de la société dans
laquelle nous vivons ainsi que nos enfants et nos petits-enfants " ?
Car enfin ce qu'a dit Monsieur Chirac, à
savoir : " On ne peut pas non plus, sur le plan bilatéral, juger
de tout l'avenir en fonction exclusivement du passé " a généralement
été compris par les uns et par les autres comme une manière
d'évacuer un passé qui obère l'avenir de deux pays voisins,
tout en rejetant cette mouche du coche que constitue la Diaspora sous prétexte
qu'elle n'a pas à venir troubler les tentatives de rapprochement économique
et politique de la Turquie et de l'Arménie. En d'autres termes, Monsieur
Chirac n'a certainement pas dit que le génocide n'était pas
indispensable, mais il nous a fait comprendre qu'il était préférable
de ne pas trop y penser sous peine de gêner le bon voisinage de ces
deux nations et leur marche vers des relations pacifiées.
Si nous avions eu à appliquer à
la lettre, cette phrase au fait juif, ou au fait rwandais, le monde aurait
évolué vers une impunité des crimes. En matière
de génocide, terme juridique s'il en est, le devoir des hommes est
d'abord un devoir de clarté. On ne peut pas jouer avec les mots comme
on ne peut pas jouer avec les morts. Plus l'impunité se prolonge, plus
vite seront punis les hommes d'avoir laissé traîner en longueur,
de tergiversations en tergiversations, l'abomination du mensonge et la dissimulation
des faits. C'est la conscience universelle qui pâtit de ces palabres.
Mais Monsieur Chirac ne conçoit l'avenir des peuples qu'en termes de
croissance économique et d'amitié de façade. Il ne veut
pas reconnaître que les hommes ont la mémoire longue, très
longue, que tant que les comptes ne seront pas soldés, les hommes,
bourreaux ou victimes, auront l'avenir de leur passé.
Mai 2004