1) Des barbaries pour la mémoire, des barbaries pour l'oubli.
Les sophistes, caméléons du
raisonnement logique, avaient assez d'habileté pour démontrer
n'importe quoi et son contraire. La vérité à la demande,
comme les médecins de Molière, nos avocats d'aujourd'hui et
nos politiciens du lendemain. Il suffit pour cela de saupoudrer les mots avec
un sel de pure gravité. Rhétorique de l'imprécision sur
ton de solennité républicaine. Les gogos n'y voient goutte et
gobent tout. C'est qu'en premier lieu, tout président se doit d'être
un grand séducteur. Comme Don Juan qui peut en un même lieu faire
promesse à Mathurine et à Charlotte de les épouser sur-le-champ.
" Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous
voudrez ", dit Sganarelle de son maître à cette Charlotte,
qui a la candeur de nos journalistes. Le bon orchestrateur de nos fantasmes
sait jouer sur les cordes sensibles qui les sous-tendent. Mais le roi courtisanier
qui veut séduire ses sujets n'est pas en mesure de les soumettre tous
à sa rhétorique, il a son fou. En matière de stratégie
amoureuse, la bonne tactique consiste d'abord à promettre tout ce que
l'autre voudra. L'exercice du pouvoir, c'est de pouvoir l'exercer par tous
les moyens. Dans la triangulaire, Turquie, Arménie, Diaspora, Chirac
a réparti les rôles. Plutôt promettre tout ce que souhaitent
Mathurine la Turque et Charlotte l'Arménienne, que de contenter son
fou constitué par la Diaspora. C'est que nos demoiselles ont un fort
appétit d'avenir radieux, alors que la Diaspora n'est que le Sganarelle
de la France. Chatouilleuse, lucide, révoltée, mais l'obligée
de son maître, au service de ses intérêts, de ses ambitions,
de ses guerres. " Il faut que je lui sois fidèle en dépit
que j'en ai ", dit Sganarelle à propos de son " grand seigneur
méchant homme " . L'art de notre présidonjuan, ce pèlerin
des sentiments, des programmes et des idéaux politiques, revient à
affoler positivement l'imaginaire de Mathurine la Turque et de Charlotte l'Arménienne
en titillant leur irrépressible envie d'appartenir au cercle aristocratique
des nations. En ce sens, tout a été dit pour mettre en effervescence
l'amour-propre de ces deux pays et les acheminer eux aussi vers l'idéal
d'harmonie qui anime les plus sages des nations. Mais pour Don Chirac, notre
Sganarelle de Diaspora a l'acrimonie des petites vieilles en fin de vie, tandis
que nos paysannes turque et arménienne ont la fraîcheur des jeunes
nations, dynamisées par leur besoin de paix et de bonheur. Or, seuls
leurs intérêts font vivre et avancer les peuples. Nation hors
frontière, nation diluée, nation frelatée, servile, impure,
la Diaspora arménienne de France n'aurait pour le maître des
jeux d'autre intérêt, d'autre dynamique qu'une reconnaissance
du passé… dépassée. Dans l'esprit des Alexandre
modernes, la conquête des espaces politiques nouveaux ne se fait pas
sans tragédies. La marche en avant des peuples forts ne s'est jamais
faite sans que d'autres peuples ne soient piétinés. Le génocide
des Amérindiens fut le prix à payer pour la constitution d'une
Amérique triomphante. Le génocide des Arméniens a permis
l'émergence de la Turquie moderne. L'Algérie colonisée
a eu sa part dans l'enrichissement de la France. Mais le cynisme des États
saigneurs de peuples oublie qu'il faut désormais compter avec une certaine
Raison universelle qui fait entendre de plus en plus sa voix. Affirmer dans
le même discours que pour l'Europe " la généreuse
utopie qui était surgie des décombres de la guerre et de la
barbarie […] va devenir une réalité " , et dire du
génocide arménien, sans jamais prononcer le mot et en réponse
à une question le concernant : " On ne peut pas non plus, sur
le plan bilatéral, juger de tout l'avenir en fonction exclusivement
du passé ", c'est établir des raccourcis qui ont le mérite
d'accommoder l'histoire européenne à la morale générale,
mais qui, d'un coup de baguette magique, font disparaître les retards,
périphériques à cette Europe, accumulés par cette
moralisation. En effet, aux yeux de Monsieur Chirac il semblerait que les
comptes du vingtième siècle aient été définitivement
soldés pour l'ensemble des hommes et qu'il resterait entre les nations
concernées, en l'occurrence la Turquie et l'Arménie, pas d'autre
choix que celui de reconnaître leurs intérêts immédiats
et de minimiser leurs vieilles querelles. C'est qu'il y aurait pour Monsieur
Chirac des barbaries qui mériteraient le châtiment des coupables,
comme les Nazis, et des barbaries qui ne doivent pas empêcher la marche
vers la paix, comme celle de 1915. Des barbaries à écraser et
des barbaries à négliger. Des barbaries pour la mémoire
et des barbaries pour l'oubli. Non, dit Monsieur Bayrou à Monsieur
Chirac, " Ce n'est pas un problème entre l'Arménie et la
Turquie, c'est un problème historique entre ceux qui ont porté
la responsabilité de ces drames et la conscience universelle ".
Sganarelle, quant à lui, a déjà perdu la tête. Le fou du roi, floué une fois de plus, s'affole au-delà de sa propre fonction critique. Quoi ! Est-ce le maître plébiscité d'une nation républicaine, et de surcroît droitdel'hommisée à souhait, qui proposerait de clore le débat d'une seule phrase, de passer outre les délires humanistes et européens de la Diaspora arménienne de France, et qui croit à la prééminence de l'action politique sur les inévitables entorses à la loi, petites ou grandes. Il n'y a que Sganarelle pour s'offusquer de cette conduite de "mécréant ". Il n'y a que la Diaspora pour vomir devant pareille imposture. Car notre " épouseur à toutes mains " "ferme l'oreille à toutes les remontrances [chrétiennes] qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons ". La Diaspora ne peut rien ni pour ni contre celui qui, dès décembre 1999, déclarait que la Turquie avait une vocation européenne et qui l'offrira aux Européens du futur en cadeau parfumé à la dynamite négationniste. Comme Sganarelle qui s'adresse à Don Juan en disant : " Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances ", la Diaspora peut " disputer " autant qu'elle voudra, elle ne changera fondamentalement pas l'homme qui use avec elle de son humeur vagabonde et souffle le chaud et le froid à son gré, la promesse et son contraire pour que chacun y trouve son content. Car Don Juan, esprit plein de finesse, a toujours raison sur l'esprit carré de Sganarelle. Et notre expert en parler flou aura tout loisir d'adapter ses mots d'aujourd'hui aux imprécisions de ses déclarations d'hier. Mais le défi d'un président pro-turc et le déni d'un État turc pro-européen se baisent aujourd'hui sur la bouche. Car si le président français avait tenu des propos négationnistes, s'il n'était demain condamné par une loi d'État promulguée par lui-même, il est déjà déconsidéré dans leur for intérieur par les filles et les fils des victimes de 1915. Aussi flou dans ses responsabilités morales qu'un contrat d'assurance dans le libellé de ses formulations, il décrédibilise toutes ses déclarations pour avoir placé une seule fois le politique au-dessus de l'éthique. Le grand Commandeur de la conscience universelle lui a déjà saisi la main.
Mai 2004