Des citoyens d'Arménie qui appartiendraient,
selon nos informations, à un des multiples cercles d'intellectuels
vivant à Erevan, et qui se disent " non affiliés à
quelque instance gouvernementale ni à des groupes marginaux d'opposition
", ont lancé, le 1er mars dernier, une pétition contre
l'ancien président de la République et candidat malheureux aux
élections présidentielles, Levon Ter-Petrossian, le dirigeant
fort controversé des contestataires.
Cette pétition aurait le mérite
de mettre en lumière les principaux griefs qu'une partie éclairée
de la population arménienne reproche au leader de l'opposition.
Au-delà d'une occultation délibérée
de la désinformation orchestrée par les organes de l'État,
des accusations discutables, des affirmations non vérifiées
qui émaillent ce texte et qui, sans pour autant leur appartenir, reproduisent
ici ou là les propres thèses du gouvernement, comme la patience
et l'absence d'agressivité de la part des policiers, le pseudo-pacifisme
du mouvement, ses tendances bolcheviques, sa responsabilité première
dans les pillages et les morts, force est de constater que les références
au passé douteux et historiquement prouvées de l'ancien président
apportent de l'eau au moulin d'une large partie de la population qui ne souhaite
pas son retour au pouvoir en raison des souffrances qu'il a occasionnées
et des violentes révoltes qu'il a inspirées.
Fraudes, usage de l'armée contre la
population, restriction de la liberté d'expression, interdiction d'un
parti politique, mise en place des premières oligarchies, scepticisme
et méfiance des Arméniens à l'égard de la justice
et de la loi : tels seraient les éléments constitutifs du socle
sur lequel se dresserait sans vergogne le nouveau Gandhi, le Mandela arménien,
le de Gaulle de la résistance arménienne à l'activité
sourde et pyramidale de la corruption.
Nul doute que ces pétitionnaires intellectuels
ne mesurent l'enjeu des derniers événements à l'aune
d'une fascisation possible de la société. Est-ce dans cette
optique qu'ils traduisent " en activités illégales ",
en appel "à renverser le gouvernement par des moyens révolutionnaires
" ce qui constitue tout de même une véritable lame de fond
de la part d'une couche importante de la population désireuse de mettre
sur pied une nouvelle société. Si révolution il y a,
c'est par le désir d'un retour à un système représentatif
où pays légal et pays réel coïncideraient autant
qu'il serait possible dans un monde où le meilleur ne met pas à
l'abri du pire. En ce sens, tous les moyens leur paraissent bons ainsi que
tous les hommes qui portent cette espérance d'une vie nouvelle. Les
Arméniens qui se réclament d'une volonté radicale de
changement, corollaire d'une profonde frustration et d'une humiliation permanente,
ne semblent pas avoir de plus efficace élément catalyseur que
ce même Lévon Ter-Petrossian qui mit pourtant à mal le
système démocratique du pays. Reste à savoir comment
renverser ce féodalisme moderne qui contamine tous les échelons
de la vie économique. Faut-il en conclure que les Arméniens
en soient restés à une culture de la soumission au mensonge
? Les années de plomb soviétiques les auraient-ils conduits
à pratiquer une philosophie attentiste de la résignation qui
consisterait à consentir au chaos pas trop dérangeant de la
corruption pour éviter tout dérèglement même passager
de leur vie quotidienne. Dans l'après des événements
liés à la nuit du 1er au 2 mars, la télévision
officielle s'est empressée de montrer des Arméniens moyens qui
s'offusquaient que des magasins - en fait choisis par les casseurs comme appartenant
à la mouvance mafieuse de l'Etat - aient été détruits
et pillés et tandis qu'elle occultait délibérément
ou sous la contrainte la destruction massive et sournoise des âmes et
des corps par une économie anomique.
Cette pétition n'était pas faite
pour plaire à tous les correspondants auxquels elle fut envoyée.
Leurs réponses sont révélatrices des contradictions dans
lesquelles se débat le pays. Nous en résumerons quelques passages.
Ce n'est pas vrai, réplique l'un des
correspondants. Chacun lançait des appels au calme. Mais l'émotion
a été d'autant plus forte que la police s'en est prise violemment
aux femmes et aux enfants qui dormaient sous les tentes. Par ailleurs, ces
meetings représentaient pour les participants leur droit ultime de
citoyens. Ce jour-là, les droits fondamentaux des Arméniens
furent frappés d'interdit. On n'a pas le droit d'évoquer la
personne de Lévon ter-Petrossian sans mentionner ces faits.
La vérité se décide-t-elle
selon que le nombre des signataires de votre pétition est important
ou non ? demande un autre correspondant qu'on appellera Hector. S'il est vrai
que des fraudes ont eu lieu sous Lévon Ter-Petrossian, faut-il pour
autant oublier que Robert Kotcharian les a développés au-delà
de tout ce qui est imaginable.
En réponse, un autre précise
que tout homme a le droit d'avoir une opinion qui lui est propre, invitant
ledit Hector à une rencontre pour un débat à la loyale.
"Si vous ne le savez pas, répond
Hector, apprenez que l'intelligentsia en Arménie a disparu en 2001,
après l'assassinat qui eut lieu au Paplavok. Et j'ignore, continue-t-il,
à quoi vous étiez alors occupés jusqu'à aujourd'hui,
mais laissez-moi vous raffraîchir la mémoire en vous rappelant
que jusqu'à cet événement dramatique, on a tiré
sur des gens pour les tuer, et qu'entre 2006-2007, il y a eu au moins quatre
suicides par le feu. Dans l'armée, depuis plus de dix ans, il meurt
environ 100 soldats par année, si l'on inclut dans ces chiffres les
actes de violence et les suicides."
De fait, lui sera-t-il répondu, ce
qui a manqué à l'opposition, c'est un programme positif. Pour
autant, il n'est pas dit non plus que la vie se serait améliorée
avec ça.
L'un des correspondants va brutalement demander
qu'on ne lui adresse plus aucun message, qu'il n'est plus à même
de supporter, outre la douleur occasionnée par les victimes, l'idée
du lumineux avenir qui attend les Arméniens.
Voilà bien un préchi-précha
xénophobe de type "levonakan", s'insurge un autre, qui s'inscrit
en faux contre les propos d'Hector. Soulignant que pareil comportement a jeté
une partie de la population contre l'autre, il regrette que ce genre d'inimitié
et de haine se répande aujourd'hui partout, qu'il s'agisse de ce même
clanisme encore vivace, qui ignore ou tente d'ignorer qu'au temps de ce Lévon
Ter-Petrossian qu'on voudrait faire revenir sur la scène politique,
il mourait annuellement entre 200 et 250 soldats. Ce danger serait le plus
grave auquel Lévon Ter-Petrossian et ses sbires à la Pachinian
exposeraient l'Arménie. On les voit qui cherchent des ennemis dans
la société, prompts à conspuer comme traîtres tous
ceux qui ne partagent pas leurs idées, ou qui ne viennent pas à
leurs meetings, décidant qui est un intellectuel authentique et qui
ne l'est pas, n'hésitant pas à dresser des listes afin de retenir
les uns et de rejeter les autres le jour où ils accéderaient
au pouvoir. Voilà quel type de haine a été semé
durant dix jours sur la Place de l'Opéra pour conduire ensuite aux
morts qu'il faut déplorer aujourd'hui. C'est exactement ce qui s'est
passé en 33 avec la prise du pouvoir en Allemagne. Ce sont des hystériques
dangereux avec lesquels il n'est pas nécessaire de s'allier si l'on
veut éviter qu'ils ne dirigent un jour le pays.
Un correspondant s'élève contre cette diatribe pour faire remarquer qu'on ne doit pas dire Place de l'Opéra mais Place de la Liberté en ce sens que cette place appartient comme telle à tout le monde, aussi bien à Lévon, Vazguen qu'à Serge… Par ailleurs, peut-on vraiment comparer les fraudes et les restrictions de liberté qui eurent lieu sous Lévon Ter-Petrossian avec les multiples formes d'exactions qui se sont produites autour des élections du 19 février? Pour exemple, ce correspondant rappelle que Lévon Ter-Petrossian n'a jamais laissé des chars rouler contre les protestataires en général, mais les a seulement utilisés pour défendre deux bâtiments officiels dont le Parlement. Il poursuit en se demandant si, au cas où Lévon Ter-Petrossian venait à se suicider, ou s'il l'avait fait deux mois auparavant, les problèmes de l'Arménie seraient pour autant résolus. Si les médias seraient plus libres ainsi que les meetings. Si les oligarques seraient d'accord pour renoncer à leurs avantages. Si Robert Kotcharian aurait demandé pardon pour le meurtre de Boghos Boghossian ou pour les événements de l'avenue Baghramian. Si les élections seraient devenues plus justes et si les Arméniens de Los Angeles seraient rentrés en Arménie... Lévon Ter-Petrossian est certainement responsable de beaucoup de choses, totalement ou en partie, mais l'histoire n'est pas une cure de santé, pour permettre qu'on élimine les causes et que tout soit remis en place.
Un nouveau correspondant décide alors d'intervenir pour faire remarquer que le fait de traiter quelqu'un de "levonakan" ou d'un autre qualificatif ne constitue en rien un argument tel qu'on en attendrait dans pareille discussion. Par ailleurs, poursuivre dans cette voie en dénonçant une xénophbie anti-karabaghtsi ne permet pas non plus de déterminer les problèmes profonds qui agitent aujourd'hui l'Arménie et pour lesquels il convient de se battre vraiment. En effet, de quel poids pèsent ces appellations de "levonakan" ou "serdjakan" devant le fait qu'on ait tiré sur des citoyens de ce pays. "Cela signifie que nous sommes devenus des ennemis de ce pays, dit ce correspondant. Par ailleurs, il faudrait savoir si l'on se bat pour des hommes ou pour des principes. Je pouvais être hier en 96 en faveur de Vazgen Manoukian qui est passé à la trappe à cause des fraudes, aujourd'hui je suis pour Lévon, pour les mêmes raisons, comme demain, je pourrais défendre Kotcharian s'il était emprisonné et si ses droits n'étaient pas reconnus. Durant dix années, Lévon s'est tu. Qu'avez-vous fait pour changer ce pays durant tout ce temps-là ?"