9 Février- 9 mars 2008
L'état d'urgence décrété
par le président Robert Kotcharian interdisant de diffuser toute information
d'origine humaine autre que la version officielle des faits, nous nous sommes
rabattu sur le petit chien du quartier. En effet, le territoire de notre animal
occupe une portion de la rue Bagramiants, anciennement Fourmanov, limité
au nord par la rue Griboïedov et prenant fin au sud un peu avant la rue
Shirvandzadé. En raison de la vulnérabilité que lui confère
sa petite taille, il a fait " aghperutyun " avec un chien haut sur
pattes (à l'exception de l'arrière gauche qu'il garde pliée
pour éviter de la poser sur le sol à la suite d'une blessure),
blanc comme lui, (à l'exception de quelques taches de poils noirs situées
sur le dos). Ce quartier comprend des immeubles datant des années cinquante,
une école technique, un magasin surgi avec l'indépendance du
pays. C'est en attendant quotidiennement le passage de mon minibus, le 41,
que j'ai remarqué un jour la présence de notre toutou, dont
les aboiements égayent nos nuits et nous indiquent que le quartier
est bien gardé.
Yevrobatsi : On t'appelle comment ?
Le chien : Moi, chien librement consenti par
la nature, je suis appelé " chenik ". Les hommes qui ont
l'humeur mauvaise me jettent du " chane lakot ". Les pierres du
chemin et les canettes vides servent à chasser les chiens. " Bozi
lagot, heratsir esteghits ! ". Fils de pute ! Fous-le camp d'ici ! Les
enfants sont vierges et vous caressent sans penser aux puces. Mais les jeunes
adultes le font avec la semelle de leurs chaussures, probablement pour ne
pas se salir.
Yevrobatsi : Peut-on dire de toi que tu es
un chien arménien et que tu as Robert Kotcharian pour président
?
Le chien : Robert Kotcharian a ses chiens
de garde, moi je garde ma rue. Un président ayant une vie de président
trouve normal qu'un chien ait une vie de chien et un Arménien une vie
d'Arménien. Je n'ai jamais appris l'arménien, et les Arméniens
n'ont jamais appris à faire ouha ! ouha ! Mais les Arméniens
souffrent en silence et aboient en chœur. Aratch Hayasdan ! ou Lévon
! Lévon ! Lévon ! J'aboie seul, car je suis un chien individualiste
au même titre que l'Arménien est un animal politique. Il aboie
et il grogne contre un Arménien qui aboie et qui grogne. Grrr ! Ce
qu'on mange ne peut être partagé. Une Église primitive
ne change pas un peuple primaire. Et qu'un clébard de la rue d'à
côté ne s'avise pas de passer par là !
Yevrobatsi : Tu voudrais dire que l'Église
arménienne n'a pas changé l'Arménien ?
Le chien : Et toi tu voudrais me faire dire
que l'Église arménienne est au service de la politique arménienne
! Quand les ailes de la mystique se mêlent aux boues de la politique,
elles y perdent forcément des plumes. La civilité est perdue.
Le jour où les Arméniens apprendront à respecter les
chiens comme moi, ils cesseront de se haïr mutuellement. La terre arménienne
qu'on dit sainte est sale, on y jette toutes sortes d'ordures. L'œil
pourrait pleurer de cet irrespect. Mais il s'habitue. Or, ces ordures me nourrissent.
Il arrive qu'on me prenne en pitié, qu'on me jette un bout de gras.
Mais il est rare qu'un Arménien se mette dans la peau d'un chien, vu
qu'un Arménien ne sait pas encore se mettre dans la peau d'un autre
Arménien, sinon pour le violer.
Yevrobatsi : Tout le monde n'a pas la chance
de vivre comme toi en Arménie.
Le chien : Je suis arménien par le
droit du sol. Voter ? On n'a pas demandé aux chiens de voter pour améliorer
leur vie de chien. À quoi bon d'ailleurs ? Depuis que les gens du quartier
votent, leur vie d'Arméniens est restée une vie de chien. La
condition de ces hommes n'est guère au-dessus de la mienne. Ils pensent,
mais on a réduit leur pensée à la quête du pain
quotidien. Comme moi. Et j'ai vu des gros devenir plus gros, j'ai vu des maigres
devenir plus maigres. C'est comme ce Manuel, le policier. Tous les matins,
à la même heure, il traverse la rue à pas lents et lourds,
entre au magasin d'alimentation et en ressort avec une grosse brioche. Il
mange comme un ogre et il déambule comme un géant de cinéma.
C'est l'empereur du quartier. Bientôt il ne pourra plus entrer dans
sa jigouli. Quand sa femme est morte, ils ont été obligés
de la sortir par sa fenêtre qui se trouve au rez-de-chaussée.
J'étais assis sur mon cul à quelques mètres. Ils ont
dû enlever le grillage de protection. Ensuite, ils ont tourné
le corps. Les bras ne voulaient pas sortir. Manuel soufflait, il s'était
mis à l'extérieur avec d'autres hommes et tous tiraient comme
sur un bouchon. Elle était si grosse et lui si fort, que quand ils
devaient faire l'amour, c'était comme effet de masse contre effet de
puissance…
Yevrobatsi : Que penses-tu des émeutes
de ces derniers jours.
Le chien : Rien vu, rien entendu et bouche
cousue. Et défense de contredire la télévision. L'histoire
retient des faits pour éliminer les autres. Ouah ! Mais en Arménie,
mille rumeurs enivrent l'air. Les uns disent, les autres contredisent. La
vérité ment. Le mensonge songe. Mais l'assassin attaque toujours
au plus fort du sommeil. " Bozi lagot, heratsir esteghits ! " Au
petit matin, la proie est hébétée, la bête est
éméchée. Le coup s'abat. Vlan ! Vlan ! Pourquoi ce sang
humain sur le trottoir ? Le sang humain n'a rien y faire. Quand le sang humain
tache un trottoir, le passant l'évite et fuit en pleurant. La violence
viole. La violence nettoie son viol. La violence n'a pas eu lieu. Ouah ! Ouah