" Vainqueur contesté de l'élection
présidentielle, Lévon Ter-Petrossian confirme son autoritarisme
sur fond d'émeutes à Erevan. L'Arménie serait-elle
tentée par la guerre civile? Cinq ans après avoir gagné
son indépendance à la faveur de l'éclatement de l'Union
soviétique, l'avenir de la petite république ressuscitée
paraît aujourd'hui lourd d'incertitudes. Les émeutes de la
semaine dernière et la répression brutale qui s'est ensuivie
confirment l'ancrage autoritaire du régime du président, Levon
Ter-Petrossian. Réélu officiellement dimanche, avec 51,75%
des suffrages, l'ancien dissident, héros de la lutte anticommuniste,
est contesté par une opposition qui dénonce la "falsification"
du scrutin et proclame la victoire de son candidat, Vazgen Manoukian. Cet
ancien Premier ministre et ex-compagnon de geôle de Ter- Petrossian
à l'époque du combat commun contre l'ex-URSS n'a, il est vrai,
pas ménagé son rival. Clientélisme, excessive concentration
du pouvoir économique ("les 20 familles"), corruption ont
été les principaux chefs d'accusation martelés tout
au long d'une campagne électorale au cours de laquelle, au fil des
jours, les médias officiels ont prouvé leur engagement partisan
en faveur du pouvoir en place. Plus sensible aux intérêts de
la diaspora, Manoukian n'a pas manqué, sur cette question aussi,
d'instruire le procès de Ter-Petrossian. Il lui reproche de ne pas
tout faire pour faciliter le retour des Arméniens de l'étranger,
dont le nombre s'est gonflé, ces dernières années,
à la suite de la crise économique persistante. Déjà,
l'an dernier, les observateurs européens avaient dénoncé
des "élections législatives libres mais non équitables".
Pour l'heure, l'immunité parlementaire de Vazgen Manoukian (réfugié
dans la clandestinité) et de sept autres députés a
été levée. Le siège de son parti, l'Union démocratique
nationale, a été fermé. Et les blindés continuent
de contrôler les carrefours du centre d'Erevan, la capitale étranglée
par le blocus énergétique infligé par l'Azerbaïdjan
voisin, enclavée dans ses monts du Caucase, guettée par la
Turquie, son ennemi ancestral, l'Arménie aurait été
bien inspirée de faire l'économie de telles luttes intestines.
"
Qui s'intéresse au destin des Arméniens
pourra reconnaître dans ce compte-rendu des éléments
récurrents qui ne devraient pas manquer de l'effrayer. La politique
arménienne est devenue une scène de théâtre shakespearien
où les Arméniens seraient sacrifiés sur l'autel de
l'Arménie. Que de crimes commis en son nom ! Faut-il penser que les
Arméniens ne sont bons qu'à enfanter leurs propres bourreaux
? Qu'à se cannibaliser politiquement ?
Pour ajouter du trouble au trouble qu'ont
provoqué dans les esprits les événements troublants
de ces derniers jours en Arménie, nous évoquerons un fait
d'expérience vécu par un écrivain et un sentiment exprimé
par un autre.
Présent à un meeting pro-Lévon
Ter-Petrossian, Place de la Liberté, l'un ose s'ouvrir à quelques
partisans qui l'entourent sur la personnalité controversée
du leader au regard des fraudes de 96. Aussitôt, le voici conspué
sans autre forme de procès et prié de quitter les lieux sous
prétexte qu'il n'aurait pas sa place dans un meeting qui a pour but
de virginiser et introniser leur chef après l'avoir élevé
à la dignité de saint.
L'autre pleure et avoue qu'au temps où
elle écrivait sous Kotcharian elle était moins tenaillée
par la peur qu'elle ne l'est aujourd'hui. Et pourtant, elle y a eu son content
de menaces, injures et autres joyeusetés pour ses écrits,
ses prises de position, sa personne.
Faut-il pour autant ériger ces faits
en jugements de valeur ? Que non. Cependant, nous aimerions espérer
que ne s'instaure en Arménie une forme de fascisme tentaculaire comme
tout pays en mal de démocratie. Après ce fascisme économique
fondé sur les ententes qu'on nomme ici " aghperutyun ",
il est probable que s'instaure une forme de " fascisme démocratique
" dont le but serait de rejeter tous ceux qui refuseraient de collaborer
au développement de la nouvelle société prônée
par Lévon Ter-Petrossian. On sait qu'en Arménie on se jette
à la gueule du " Turc ! ", du " Karabaghtsi ! "
aussi facilement qu'on s'érige en réel représentant
et défenseur des idéaux arméniens. Le droit, somme
toute louable, d'apurer les comptes et de purifier les esprits après
des années de corruption, ne donne pas tous les droits, ni celui
de tout faire. Or, dans ce domaine, qu'il s'agisse du tandem Kotcharian/Sarkissian
ou de Lévon Ter-Petrossian, il est permis de croire que l'Arménie
soit trop mal partie pour arriver jamais quelque part. Il suffit de voir
comment, en ces jours sombres, la télévision officielle est
utilisée à des fins politiques, sans oublier que sous le régime
de Lévon Ter-Petrossian, les bureaux d'un rédacteur en chef
d'Erevan furent vandalisés et ses journalistes battus par des voyous.
L'aporie dans laquelle se débattent les Arméniens aujourd'hui, faute de voir un ciel s'ouvrir derrière l'accumulation des nuages, s'alimente d'une telle haine de soi qu'elle se transforme en rage contre les autres.