Pour les uns, c'est le diable. D'ailleurs, il se terre dans une maison noire, au cœur d'une solitude coupée par une falaise, à mi-chemin d'un monument aux morts et d'un stade de football. C'est là que des hystériques viennent de brûler son effigie de candidat à la présidence. Et même une poupée, en guise d'exorcisme. En ville, on l'affiche comme un drapeau pirate, l'œil bandé et deux tibias en croix plaqués sur un visage corsaire. Ce qu'on s'est empressé de montrer à la télévision d'État. Le diable parce qu'il aura laissé des plaies profondes dans la conscience au temps où il présidait. Le pays était frigorifié. Les usines vendues en douce. La corruption faisait ses débuts rampants. Va-t'en ! qu'on lui dit. Quitte ce pays (sic) ! Vade retro ! Durant dix ans, des hommes se le brûlaient en silence, se le déchiquetaient morceau pas morceau. Et tout à coup, il est sorti de sa boîte. Coucou, c'est Lévon ! C'en était trop.
Pour les autres, il est un saint. Des foules lui vouent un culte. Il parle,
on le boit des oreilles et ça fait du bien à l'âme. Dix
ans qu'on attendait ça… Et c'est venu. Messie ! Coucou, c'est
Lévon ! On scande ce prénom. On brandit en chœur dix mille
poings en guise de salut et de protestation. D'une même voix, d'une
même foi, d'une même force. On jure de le suivre jusqu'à
la mort. Lui, il est de ceux qui tiennent. Et s'il n'en reste qu'un, il sera
celui-là, qu'il dit. Un diable ? Mais quel diable ? Un diable qui veut
s'en prendre au mal est-il encore un diable ? Qui veut chasser les marchands
du temple ! Qui veut nettoyer le désordre féodal au profit d'une
démocratie juste, transparente et sincère, est-il encore le
diable ? D'ailleurs quel diable confesserait ses fautes publiquement ? C'était
la guerre ! C'était la guerre ! C'était la guerre ! Le froid,
les usines et tout le tremblement. C'était la guerre. Tout à
coup, un homme prenait en charge l'écroulement d'un monde et l'invention
d'un autre. Forcément, on finit par se tromper. On brave, on en bave,
on commet des bavures…
Durant dix ans, plutôt que de ronger son frein, l'homme a rongé
des yeux des manuscrits et des manuscrits car il est philologue, écriveur,
thésard… Un lettré qui aurait chuté dans la politique.
Plutôt Mao que Confucius. C'est qu'en 98, on l'aura congédié
comme un malpropre. Les foules le conspuaient. Il a dit : " Je pars,
mais vous verrez par vous-mêmes que j'avais raison. " Il est rentré
en silence. Sa voix n'étant plus d'or, que dire ? Pendant ce temps,
le temps pourrissait. Il pourrissait, il se taisait. La tactique, c'était
de laisser pourrir les choses et d'attendre le moment venu pour bondir toutes
griffes dehors, pour parler vrai, parler dur, parler loin. Et effectivement,
ça a pourri et ça a pué. Il a laissé venir à
lui les premiers pas des repentis. Il leur a parlé du " souvenir
du Paradis perdu ", puis du " rêve du Paradis retrouvé
".
Mais quelle est-elle cette parole ? On l'a tellement contaminée d'insultes,
de soupçons, de faussetés, de mensonges, de procès d'intention,
qu'on ne la reconnaît plus. L'homme dit calmement qu'il n'avait pas
besoin de ça, que ses études le comblaient, jusqu'au jour où
il a vu l'Arménie s'enfoncer lentement, inexorablement, surtout après
les élections de mai 2007. Le Karabagh ? Un pays en guerre peut-il
se développer sainement ? La démographie ? Encore dix ans comme
ça, et nos deux fossoyeurs qui ont vidé l'Arménie de
ses Arméniens continueront à donner aux autres le goût
de l'exode. Ce pouvoir ? Kleptocratique, monolithique, régnant par
une corruption absolue, un racket d'État éhonté, une
criminalité impunie… Un pouvoir sans contre-pouvoir dans les
mains de deux hommes ayant instauré un régime plus fort que
le soviétique. Un président qui ne laisse pas le gouvernement
débattre librement. L'économie ? Celle du pays est entre les
mains de quarante voleurs qui doivent rendre des comptes à leur Ali
Baba. Protectionnisme et corruption sont les deux fléaux majeurs de
l'économie arménienne.
Si le pays avait été normal, qu'aurait-il eu besoin de quitter
ses études ? Seulement voilà. Les uns croient ce qu'ils croient
et les autres font ce qu'ils veulent. Les uns jouent aux échecs, les
autres à la boxe. On ne dira jamais assez combien la haine arménienne
sévit aujourd'hui chez les Arméniens envers les Arméniens.
Le choléra et la peste se partagent la capitale.
Erevan, février-mars 2008