Erevan for rêveurs (27)


L'Arménie étouffe. Elle ne sait qui entendre, du pouvoir ou de l'opposition ? À qui se fier quand l'un affirme que ces élections furent les plus conformes aux normes internationales que le pays ait connues et que l'autre s'appuie sur des preuves de fraudes massives pour porter l'incendie au sein de la société civile ? De fait, la crise de confiance que connaît aujourd'hui une part importante de la population arménienne, même parmi ceux qui ont voté en faveur de Serge Sarkissian, est née avec les suspicions qui obscurcissent ces élections. Le président Kotcharian ne convainc que les siens autant que Lévon Ter-Petrossian dont les paroles sont bues comme celles d'un saint par des foules en extase.

L'inquiétude qui règne aujourd'hui dans Erevan enfle de jour en jour. Les esprits les plus lucides sont profondément troublés par les revendications radicalement opposées des deux principales tendances. On serait tenté de voir dans les arrestations des uns, les vociférations des autres et les allergies des uns à l'égard des autres les éléments préliminaires d'une guerre civile. Le gouvernement réitère les mises en garde, la télévision publique passe en boucle les propos de personnes exaspérées par les aspects sauvages des contestations qui s'expriment chaque jour, 24 heures sur 24, Place de la Liberté, montrant que sa patience est à bout.

De fait, les instances les plus à même de favoriser la concorde civile à l'occasion des élections présidentielles ont obtenu l'effet inverse. À son corps défendant, l'OSCE ne serait pas étrangère au chaos dans lequel se trouve aujourd'hui l'opinion publique. Les observateurs étrangers ont perdu toute crédibilité aux yeux de l'opposition, qui se sont affirmés résolument moins du côté des gagnants qu'en faveur d'une pacification des esprits. Or, l'astuce du pouvoir, qui n'est pas à une manipulation près, consiste à utiliser ce " penchant à la pacification " des observateurs, exploitant les aspects positifs des conclusions de l'OSCE en négligeant sciemment leur partie critique. Robert Kotcharian s'en est gargarisé à loisir dans sa télévision, oubliant que la censure des médias, l'intimidation à l'égard des électeurs, l'achat de bulletins, etc. avaient fait l'objet de vives réticences de la part des observateurs internationaux.

C'était ne pas compter avec la protestation des organisations locales suivantes : le Comité de Protection de la Liberté d'expression, Comité Helsinki pour l'Arménie, la Délégation de Vanadzor de l'Assemblée des Citoyens d'Helsinki, le Club " Asparez " des Journalistes, l'ONG de soutien aux médias " Internews-Armenia ", l'Institut pour la Pluralité des Médias, la Fondation d'aide Institut pour une Société Ouverte - Arménie, le Centre anti-Corruption de Transparency International et le Club de la Presse d'Erevan. Loin de s'en prendre aux observateurs eux-mêmes, ces organisations dénoncent le profond décalage entre les fraudes constatées et la déclaration partiale du président selon laquelle l'Arménie aurait accompli un progrès démocratique à l'occasion de ces élections.

Or, au lendemain des élections, Lévon Ter-Petrossian s'en est pris directement aux observateurs internationaux déclarant qu'il les tenait en partie pour responsables des fraudes ayant eu lieu le jour du scrutin. En réalité, si les observateurs électoraux de l'ODIHR (Office pour les Institutions Démocratiques et les Droits de l'Homme) de l'OSCE, de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE, de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et du Parlement Européen, ont estimé que les deux scrutins de Géorgie et d'Arménie avaient " été plutôt conformes aux engagements internationaux " souscrits par leurs gouvernements respectifs, ils s'étaient empressés d'ajouter qu'ils se trouvaient devant des " défis significatifs" à traiter de manière urgente.

Est-ce à dire que les observateurs ont été pris au piège par les pouvoirs en place ? S'ils avaient pour mission avant tout de préserver la paix civile, on peut croire qu'ils ont bel et bien échoué. Or, la crise que traverse actuellement l'Office n'est pas sans rapport avec les élections de Géorgie et d'Arménie dont les présidents " prévisibles " sont sortis vainqueurs : le 5 janvier, Mikheil Saakashvili, avec 53,5 % des voix, le 19 février, Serge Sarkissian, avec près de 53 % des suffrages. En Géorgie, l'opposition n'est pas allé jusqu'au bout de son projet de grève de la faim à l'échelle nationale tandis qu'en Arménie des manifestants occupent sans relâche le centre ville, levant le poing contre le gouvernement dont l'installation est jugée illégale.

Cette situation est d'autant plus instable en Arménie que Lévon Ter-Petrossian ne semble pas être en mesure de faire des concessions à un Kotcharian et à un Sarkissian dont il dénonce quotidiennement les pratiques dictatoriales et antidémocratiques. Quand Sarkissian veut jouer la carte de la réconciliation en intégrant au besoin dans son gouvernement des hommes de cette opposition, il est dans son rôle. Mais c'est supposer qu'il étouffera dans son poing ses contradicteurs. Quand il sait qu'il devrait essuyer un refus de la part de Lévon Ter-Petrossian, il reste conforme à sa psychologie de stratège, en démontrant sa magnanimité, il mettra en relief la radicalité destructrice d'un opposant passéiste, narcissique et revanchard.
Et pourtant, la question demeure : comment faire respirer l'Arménie ?

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