L'Arménie étouffe. Elle ne sait qui entendre, du pouvoir ou
de l'opposition ? À qui se fier quand l'un affirme que ces élections
furent les plus conformes aux normes internationales que le pays ait connues
et que l'autre s'appuie sur des preuves de fraudes massives pour porter
l'incendie au sein de la société civile ? De fait, la crise
de confiance que connaît aujourd'hui une part importante de la population
arménienne, même parmi ceux qui ont voté en faveur de
Serge Sarkissian, est née avec les suspicions qui obscurcissent ces
élections. Le président Kotcharian ne convainc que les siens
autant que Lévon Ter-Petrossian dont les paroles sont bues comme
celles d'un saint par des foules en extase.
L'inquiétude qui règne aujourd'hui dans Erevan
enfle de jour en jour. Les esprits les plus lucides sont profondément
troublés par les revendications radicalement opposées des
deux principales tendances. On serait tenté de voir dans les arrestations
des uns, les vociférations des autres et les allergies des uns à
l'égard des autres les éléments préliminaires
d'une guerre civile. Le gouvernement réitère les mises en
garde, la télévision publique passe en boucle les propos de
personnes exaspérées par les aspects sauvages des contestations
qui s'expriment chaque jour, 24 heures sur 24, Place de la Liberté,
montrant que sa patience est à bout.
De fait, les instances les plus à même de favoriser
la concorde civile à l'occasion des élections présidentielles
ont obtenu l'effet inverse. À son corps défendant, l'OSCE
ne serait pas étrangère au chaos dans lequel se trouve aujourd'hui
l'opinion publique. Les observateurs étrangers ont perdu toute crédibilité
aux yeux de l'opposition, qui se sont affirmés résolument
moins du côté des gagnants qu'en faveur d'une pacification
des esprits. Or, l'astuce du pouvoir, qui n'est pas à une manipulation
près, consiste à utiliser ce " penchant à la pacification
" des observateurs, exploitant les aspects positifs des conclusions
de l'OSCE en négligeant sciemment leur partie critique. Robert Kotcharian
s'en est gargarisé à loisir dans sa télévision,
oubliant que la censure des médias, l'intimidation à l'égard
des électeurs, l'achat de bulletins, etc. avaient fait l'objet de
vives réticences de la part des observateurs internationaux.
C'était ne pas compter avec la protestation des organisations
locales suivantes : le Comité de Protection de la Liberté
d'expression, Comité Helsinki pour l'Arménie, la Délégation
de Vanadzor de l'Assemblée des Citoyens d'Helsinki, le Club "
Asparez " des Journalistes, l'ONG de soutien aux médias "
Internews-Armenia ", l'Institut pour la Pluralité des Médias,
la Fondation d'aide Institut pour une Société Ouverte - Arménie,
le Centre anti-Corruption de Transparency International et le Club de la
Presse d'Erevan. Loin de s'en prendre aux observateurs eux-mêmes,
ces organisations dénoncent le profond décalage entre les
fraudes constatées et la déclaration partiale du président
selon laquelle l'Arménie aurait accompli un progrès démocratique
à l'occasion de ces élections.
Or, au lendemain des élections, Lévon Ter-Petrossian
s'en est pris directement aux observateurs internationaux déclarant
qu'il les tenait en partie pour responsables des fraudes ayant eu lieu le
jour du scrutin. En réalité, si les observateurs électoraux
de l'ODIHR (Office pour les Institutions Démocratiques et les Droits
de l'Homme) de l'OSCE, de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE, de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et du Parlement
Européen, ont estimé que les deux scrutins de Géorgie
et d'Arménie avaient " été plutôt conformes
aux engagements internationaux " souscrits par leurs gouvernements
respectifs, ils s'étaient empressés d'ajouter qu'ils se trouvaient
devant des " défis significatifs" à traiter de manière
urgente.
Est-ce à dire que les observateurs ont été
pris au piège par les pouvoirs en place ? S'ils avaient pour mission
avant tout de préserver la paix civile, on peut croire qu'ils ont
bel et bien échoué. Or, la crise que traverse actuellement
l'Office n'est pas sans rapport avec les élections de Géorgie
et d'Arménie dont les présidents " prévisibles
" sont sortis vainqueurs : le 5 janvier, Mikheil Saakashvili, avec
53,5 % des voix, le 19 février, Serge Sarkissian, avec près
de 53 % des suffrages. En Géorgie, l'opposition n'est pas allé
jusqu'au bout de son projet de grève de la faim à l'échelle
nationale tandis qu'en Arménie des manifestants occupent sans relâche
le centre ville, levant le poing contre le gouvernement dont l'installation
est jugée illégale.
Cette situation est d'autant plus instable en Arménie
que Lévon Ter-Petrossian ne semble pas être en mesure de faire
des concessions à un Kotcharian et à un Sarkissian dont il
dénonce quotidiennement les pratiques dictatoriales et antidémocratiques.
Quand Sarkissian veut jouer la carte de la réconciliation en intégrant
au besoin dans son gouvernement des hommes de cette opposition, il est dans
son rôle. Mais c'est supposer qu'il étouffera dans son poing
ses contradicteurs. Quand il sait qu'il devrait essuyer un refus de la part
de Lévon Ter-Petrossian, il reste conforme à sa psychologie
de stratège, en démontrant sa magnanimité, il mettra
en relief la radicalité destructrice d'un opposant passéiste,
narcissique et revanchard.
Et pourtant, la question demeure : comment faire respirer l'Arménie
?