Il y a des journalistes de l'information et des journalistes de la peur. Des journalistes de la conscience et des journalistes de la compromission. Des journalistes de l'homme et des journalistes de l'argent. Des journalistes qui bravent les interdits, d'autres qui les respectent. Des journalistes qui parlent et écrivent leurs paroles, d'autres qui parlent et écrivent celles des autres. Des journalistes récitants et des journalistes récalcitrants. Des journalistes du rire et des journalistes du ronron. Les uns donnent des ailes à leurs lecteurs, les autres leur volent leur vie même. Les uns se branchent sur l'esprit quand les autres restent emmanchés au pouvoir. Ceux qui font du journalisme civique ne ressemblent en rien à ceux qui miment les tics des autorités en place. Ceux-ci leur laissent les coudées franches quand ceux-là les gênent dans le libre exercice de leurs affaires. Les uns révèlent, les autres avalent. Les uns montrent, les autres démontrent. Les uns ouvrent, les autres ferment. Les uns sont des âmes fortes, les autres des âmes molles.
Que le traitement de l'information par la
chaîne nationale ?1 soit injuste, partial, instrumentalisé par
le pouvoir pour préparer, couvrir, effacer ses mauvais coups, quoi
de plus normal ! Mais les frustrations que provoque cette chaîne dite
nationale, non moins que les révoltes qu'elle suscite dans l'esprit
des contestataires, contribuent à donner à une frange de la
nation arménienne l'impression qu'elle ne fait pas partie de cette
nation. Comme si ces Arméniens-là n'étaient pas des Arméniens
à part entière. Que la seule manière d'être arméniens
pour être traités comme tels était d'être, d'agir
et de penser comme le pouvoir voudrait que soient, agissent et pensent ceux
qui le contestent. Certes, on dit qu'ils existent, mais ce qu'on dit de ces
Arméniens, on le dit mal, on le dit pour dire qu'ils sont du côté
du mal. Très vite, on montre des pistolets et toute un panoplie d'armes
et d'objets d'accompagnement, saisis le 24 février, dans trois voitures
appartenant à Katchatur Sukiassian, célèbre homme d'affaires,
député et partisan de M. Ter-Petrossian, et à ses gardes
du corps. On passe les images en boucle pour créer un climat d'insécurité,
pour montrer la patience du gouvernement et justifier les répressions
auxquelles il est obligé pour le maintien de l'ordre et de la loi.
On montre aussi des barres de fer cachées sous des feuilles, des cendres
abandonnées dans un coin de la Place, on interroge des habitants du
voisinage mécontents du remue-ménage qui les indispose nuit
et jour… Tout est fait pour discréditer le mouvement et effacer
le sens profond des revendications.
Ce n'est pas pour rien qu'Armen Baibourtian, Rouben Shougarian, Levon Khachatrian,
Razmik Khoumarian, les diplomates contestataires, ont demandé aux chaînes
de télévision, mais surtout à la chaîne publique
?1 "de rester neutres dans l'explication des faits et de donner des informations
justes sur les décisions prises par tous les représentants des
forces en présence pour résoudre la crise que traverse actuellement
la société civile ". Il est regrettable que la télévision
ne soit pas le lieu du débat public. Lévon Ter-Petrossian a
pris le parti de lancer ses propres leçons, anathèmes et autres
déclarations du haut de la Place de la Liberté. Il sait ce qu'il
y gagne en crédibilité et que ses discours mobilisateurs risqueraient
de se dissoudre dans la confrontation avec ses principaux rivaux. Mais ce
genre de débat n'est pas envisageable en ce qu'il constituerait un
tribunal où les deux présidents seraient à la fois accusés
et accusateurs. Les Arméniens verraient à coup sûr s'ouvrir
devant eux le gouffre terrible de leur propre absurdité et de toutes
leurs souffrances. La guerre des pères n'aura pas lieu alors qu'elle
assainirait le climat général de la société civile.