Le moins qu'on puisse dire à propos de ces élections est qu'on serait bien en mal de dire quelque chose. Et pourtant tout le monde ici a quelque chose à dire. Tellement de monde et tellement de choses qu'on ne s'y retrouve plus. Pour notre part, faute de tout savoir, nous n'aurons pas la prétention de tout dire. Mais nous tâcherons de dire justement ce qui nous paraît juste au moment où nous le dirons, le risque étant qu'on nous trouve mal intentionné ou mal informé. Dans ce cas, qu'on rejette nos excès et ne conserve que notre sincérité à montrer ces " difficultés " démocratiques que traversent l'Arménie et qui se traduisent en frustrations et en souffrances pour les Arméniens.
Le plus sûr qui puisse être dit serait que ces
élections traînent derrière elles des casseroles qui font
un bruit aussi assourdissant que ces meetings qui occupent et occuperont le
débat politique et le centre ville aujourd'hui, demain, après-demain
et " mintechv vertch ". Une fausse démocratie produit
naturellement des élections suspicieuses. Le 19 février dernier,
l'Arménie a engendré les monstres qu'elle nourrissait en son
sein depuis une dizaine d'années. En effet, on n'aura vu qu'ici que
certains gagnants éprouvent un sentiment de frustration autant que
les perdants et que certains perdants aient le cœur de vouloir encore
gagner, une fois les élections faites. Les années d'indépendance
de l'Arménie auront permis d'ajouter à la liste des maladies
démocratiques le concept d'élections arméniennes : les
vaincus veulent déloger par la rue les vainqueurs ayant pris le pouvoir
par la ruse. Mais les fraudes, dont se considèrent aujourd'hui victimes
les partisans de Lévon Ter-Petrossian, n'étaient-elles pas de
même nature que celles qui se pratiquèrent lors des secondes
élections présidentielles, en 1996 ? Nul doute que Robert Kotcharian
et Serge Sarkissian n'aient eu de meilleur maître en matière
de malversation électorale que le premier président d'Arménie
qui s'est donné aujourd'hui pour mission de nettoyer les écuries
d'Augias. On pourrait se demander, avec d'autres, si c'est au porc, fût-il
engraissé aux manuscrits anciens et sanctifié par les foules,
de karchériser la porcherie ? L'immoralisme démocratique, béni
par l'Église arménienne et congratulé par notre chansonnier
ambassadeur, répand une puanteur que ni l'encens ni les Ave Maria ne
sauraient dissiper. Rouben qui résumait l'année 1919 par "
Le chaos de l'Arménie. Le chaos des pensées " n'aurait
pas trouvé formule plus appropriée pour décrire ce qui
se passe aujourd'hui dans les consciences à la veille du pire que le
pays pourrait s'attendre à vivre. En effet, les partisans de Serge
Sarkissian ne souhaitent pas d'un président qui aurait orchestré
les années les plus sombres de l'Arménie indépendante,
quitte à oublier que ce fut des années de guerre, comme ceux
de Lévon Ter-Petrossian refusent d'être dirigés par un
falsificateur, flambeur, spéculateur et de surcroît karabaghtsi,
quitte à oublier qu'il fut une défenseur de Karabagh. On peut
redouter que les allergiques à Sarkissian et les allergiques à
Ter-Petrossian se trouvent un jour nez à nez et mettent le pays sens
dessus dessous. C'est dire combien passionnelle plutôt que passionnée
est l'élaboration de la démocratie en Arménie. Ces allergies
expliqueraient d'ailleurs que les uns comme les autres auraient moins voté
pour un programme que contre un homme et son système : les pro-Serge
Sarkissian contre Lévon Ter-Petrossian et les pro-Lévon Ter-Petrossian
contre Serge Sarkissian. On aura donc choisi majoritairement la peste pour
éviter le choléra, au détriment des partis qui proclamaient
une réelle espérance de salut public en se situant résolument
en marge de la mêlée.
Il n'est pas aisé de démêler le vrai du bluff concernant
les déclarations de l'ancien président de la République
et son implication dans la campagne présidentielle proclamée
lors de son discours critique du 26 octobre 2007 précédé
de peu par celui du 21 septembre. Il est certain que le président qui
a dû accepter au nom du pays de quitter le pouvoir en février
1998 sous la pression de la rue n'a fait que ronger son frein durant dix années
pour mieux laisser pourrir la situation, se faire désirer par ceux-là
mêmes qui le rejetèrent et accumuler les arguments destinés
à démolir ses propres démolisseurs. Mais l'esprit de
revanche étant peu fait pour attirer les foules, l'homme a érigé
sa mission en mystique de la désinfection, situant le débat
politique sur la nécessité de dégangrener le pays de
manière à revenir sur des bases saines. De fait, on appellerait
cela une révolution. Quand le dévouement des élus se
dévoie en voyouterie, le peuple a le devoir de retrouver le chemin
de la vertu républicaine, n'ayant rien d'autre à perdre que
son propre sang pour recouvrer sa dignité. Reste à savoir qui
se bat contre quoi.
Si on peut accorder à l'actif des partisans de la stabilité d'avoir réussi à figer les frontières, il importe aussi de préciser qu'ils sont aussi parvenus à fixer leurs réseaux d'intérêts à l'intérieur du pays. De sorte que les citoyens ont du mal à se mouvoir au sein de l'économie arménienne dans la mesure où les oligarchies en ont verrouillé les circuits. Pour exemple, le propre fils de Robert Kotcharian détiendrait le monopole de l'importation des téléphones portables en Arménie. Ceux qui ne peuvent s'introduire dans les espaces du marché laissés entrouverts n'ont d'autre issue que l'émigration, sinon de crever sur place. En Arménie, politique et affaires sont frères jumeaux. Gagik Zaroukian, dit Dodi Gago, a créé le bien nommé Parti Prospère donnant à penser que la prospérité des uns, c'est le paupérisme des autres. On fait de la politique pour mieux servir ses intérêts et accessoirement ceux du bien public, pour la montre. Si les constructions d'immeubles et de routes fleurissent plutôt que des usines, c'est que l'argent s'y recycle mieux et les pots-de-vin circulent plus aisément d'une poche à l'autre. On raconte que le frère de Serge Sarkissian, ancien chauffeur d'autobus et de surcroît karabaghtsi, serait allé se faire voir à Los Angeles pour y construire des immeubles, tandis que notre diaspora téléthone à tout va pour bâtir des maisons au Karabagh qu'a défendu le même Sarkissian, Héros de l'Artsakh, décoré de l'ordre du " Voske Artsiv " (Aigle d'Or), et de surcroît karabaghtsi… aussi.
Dire que l'argent n'a joué aucun rôle
dans ces élections équivaudrait à croire que la dignité
des électeurs n'est pas à vendre en Arménie. Quelle dignité
quand on faim ? On dirait qu'on a " fait " des pauvres pour pouvoir,
le jour venu, les appâter d'un billet et orienter leur choix d'électeurs.
Par ailleurs, quelle liberté quand on est menacé de licenciement
? On me dira que les Arméniens sont des veaux qui oublient qu'ils sont
isolés dans l'isoloir et qu'ils ont tout loisir pour voter en toute
conscience. C'est oublier que la peur subsiste qui vient du fonds soviétique
de toutes ces âmes encore trop mortes. L'économie est donc un
moyen de la politique quand un pouvoir se donne les droits d'en user à
seule fin de se maintenir en place.
Dès lors comment ébranler l'édifice d'injustice qui pèse
sur les Arméniens qui l'habitent et qui souffrent d'enfermement ? Lévon
Ter-Petrossian, s'il tient parole, n'aurait d'autre but que de rendre le pouvoir
de décision au peuple arménien. Le diable d'hier a pris aujourd'hui
le visage d'un messie. Des discoureurs de meeting ont à ce point chauffé
leur espérance qu'ils n'ont pas manqué d'en faire un Saint Sauveur,
et même un De Gaulle mâtiné de Churchill. Nul doute que
ce climat de ferveur et d'effervescence ne tourne la tête à notre
héros, déjà passablement soucieux de jouer encore une
fois un rôle dans l'histoire de son pays, avant de revenir à
ses chères études. Toujours est-il que l'exaspération
est telle que les étudiants n'ayant pas connu réellement les
années noires de son règne, mais certainement au fait du rejet
qu'il eut à subir, s'en remette finalement à lui pour rendre
le pouvoir aux Arméniens. On aurait préféré que
ce nouveau " charjoum " vienne d'une profonde revendication
démocratique et constitue un appel d'air pour une ère nouvelle,
des exigences nouvelles, des têtes nouvelles. La figure tutélaire
de évon Ter-Petrossian, si elle entache un tant soit peu le mouvement
revendicatif qui bat son plein devant l'Opéra, constitue, un catalyseur
des consciences les plus aiguës du pays. Mais à l'heure où
nous écrivons ces lignes, des sources autorisées nous confirment
que les manifestants sont en passe d'être matés. Robert Kotcharian
ne fera qu'une bouchée de ces "deux cents manifestants" tels
qu'il les a décrits récemment devant Poutine.
Que Radio Liberté considère les élections présidentielles du 19 février comme l'une des plus violentes de l'histoire du pays en raison de nombreux passages à tabac subis par des militants de l'opposition, d'achat de votes et autres fraudes constatés par des journalistes en dit long sur la longueur du chemin qui reste à parcourir dans les consciences pour atteindre au nirvana démocratique. D'ici là, l'horizon d'un respect des urnes est aussi inaccessible que le sommet de l'Ararat à un fumeur sans entraînement allaité à l' " ori ". C'est dire que l'Arménien n'a pas le respect de l'Arménien, si tant est qu'il puisse jamais apprendre à se mettre à la place de l'autre, qu'il confond aujourd'hui avec le fait de prendre sa place, comme au cours de ces élections certains présidents de commission ont de leur propre volonté transformé des votes adverses en votes favorables à Serge Sarkissian. Un observateur local me disait qu'il en avait vraiment assez de ces ententes, qu'on appelle ici " aghperutyun " (comprendre entente), et qu'il souhaitait des élections propres, propres, propres, c'est-à-dire " makour " en arménien. On ne dira jamais assez que le peuple qui a érigé le christianisme en religion d'État en oubliant le " martasirutyun " (au sens littéral, amour de l'homme) occupe aujourd'hui un pays qui aura érigé en morale commune une violence polymorphe, qu'elle soit politique, électorale, économique, liée au travail, visuelle, sexuelle, intellectuelle, culturelle et non moins physique. Il n'est pas étonnant que la dureté ambiante produise des peurs, des ressentiments et des repliements qui se répercutent forcément aujourd'hui sur ces moments sensibles de la vie politique que sont les élections.