Erevan for ever (22)

16 février, Place de la Liberté. Pas festives, ces élections ? J'avais tort. Débordantes. Ballons, drapeaux, banderoles, musiques flottent au-dessus des têtes unies dans la même excitation… Des agitations frénétiques de rouge, du bleu, d'orange. Beaucoup d'orange et des noms de provinces profondes venues ajouter leurs démangeaisons à la ferveur électorale. Des poings se dressent, des mains applaudissent, d'autres servent de porte-voix à vous casser les oreilles. " Nous allons gagner ! ", " C'est nous et nous seuls qui élisons notre avenir ", défient de larges bandes d'étoffe. Le meeting d'aujourd'hui en faveur de Lévon Ter-Petrossian est grandiose, offensif, monstrueux. Et aussi rare qu'il paraisse en ces temps de marchandages à tout va, une réjouissance collective d'esprits sincères, animés par la puissance du réveil démocratique. Sur les statues géantes de Toumanian et de Tamanian, dressées comme deux îles dans ce public vibrant de concert à l'Opéra de leur Libération, ont grimpé des partisans agitateurs de drapeaux ou des journalistes armés de caméras. La foule est océane (je n'invente rien, le mot est prononcé par le discoureur qui au jugé vient de compter 260 000 personnes), les cris tempétueux, scandés par des vagues de " Lévon ! ", " Lévon ! ", " Lévon ! " qui disent la rage d'en découdre avec le régime des voyous et des salauds. Le peuple aspire à la sainteté démocratique de la race, comme il est dit ici ou là dans les discours destinés à chauffer les têtes contre les années de froid kotcharien qui ont creusé les corps. Pour un orateur, sophiste en diable, ce pouvoir darwinien a prouvé que l'homme descendait du singe quand Dieu le fit à son image. Une énergie démesurée qui vous prend aux tripes tellement l'irrespect jubilatoire circule comme un sang dramatique, aussi effervescent qu'au temps du " charjoum " à la veille de l'indépendance. Des hommes et des femmes chargés de malheurs réagissant au moindre mot comme des piles électriques. (Pour autant, le représentant du parti Héritage ne déclenchera que deux maigres secondes d'applaudissements en déclarant que Raffi Hovannessian se trouvait à l'étranger pour défendre la cause de la reconnaissance du génocide). La surchauffe prend au rythme des discours les plus lourds d'espérances disant que la victoire est là. On rit sur les ironies balancées contre les uns et les autres. Contre les "serjakans" qui appellent meeting une réunion de personnes soumises à un chantage… Hou ! Placé sur les marches aux abords des entrées de l'Opéra, je constate que la foule est partout, que les têtes ainsi accumulées occupent tous les abords de la place comme jamais on n'en verra. Ici, on y croit.

17 février, Place de la Liberté. Pas festives, ces élections ? J'avais tort. Débordantes. Ballons, drapeaux, banderoles, musiques flottent au-dessus des têtes unies dans la même invitation… Des pancartes par dizaines déclinent les noms des provinces. Deux immenses drapeaux chutent en cascade des hauts de l'Opéra de part et d'autre de la tribune. Dominent les banderoles blanches avec un V de la victoire. " Aratch ! ", " Aratch ! ". Le meeting d'aujourd'hui en faveur de Serge Sarkissian est grandiose, offensif, monstrueux. Et aussi sûrement qu'on le dit en ces temps de marchandages à tout va, une réjouissance de commande pour des esprits absents. Sur les statues géantes de Toumanian et de Tamanian, assis figés dans le bronze des grands morts, ni partisans agitateurs de drapeaux, ni journalistes armés de caméras. La foule est océane (je le ressers pour l'occasion, le mot n'ayant pas été prononcé par l'orateur présidentiable qui, au jugé, nous comptera 300 000 personnes). Les cris tempétueux, scandés par des vagues de " Aratch! ", " Aratch ! ", " Aratch ! " qui répondent en écho aux ordres de l'animateur déclenchent aussitôt des va-et-vient de drapeaux tenus par des jeunes avides de gesticulations ostentatoires. Le peuple fait acte de présence pour éviter les licenciements suspendus sur sa tête. Une énergie mesurée qui n'agite pas les corps tellement la soumission organique y circule aussi sûrement qu'un sang sec, aussi effervescent qu'une limonade qui aurait perdu ses bulles après dix années passées dans une cave. Des hommes et des femmes chargés de malheurs réveillent leur instinct de conservation pour réagir comme une décharge électrique aux injonctions de l'homme haut parleur. On se croirait au temps des soviets quand la surchauffe populaire s'orchestrait sur commande par un bateleur rythmant les discours ampoulés d'espérances magnifiques et de victoire à portée de slogans. On sourit aux ironies balancées contre les "levonakans" qui appellent leur foule un meeting quand celui-ci déploie la sienne jusque sur les rues voisines de la place… Boue. Je traverse des flaques de neige fondue au pied des groupes debout sur les talus et sur tous les abords disponibles comme jamais on n'en verra. Ici, croire est de rigueur.

 

 

 

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Photos : Denis Donikian