Être Arménien en Turquie
de Hrant Dink
Oui, excellente, salutaire et précieuse l'initiative conjointe de
l'Association Turquie Européenne, de la direction du journal Agos
et de l'éditeur Dominique Fradet qui a conduit à la publication,
deux mois après son assassinat, des écrits majeurs de Hrant
Dink, destinés à creuser le sillon d'une réconciliation
des peuples arménien et turc par la mise au jour des obstacles, des
incompréhensions et des nœuds de leur histoire. Intitulé
Être Arménien en Turquie, ce recueil aura le mérite
de prolonger la voie tracée par Hrant Dink en précisant ce
qu'il a dit réellement pour que de part et d'autre les interprétations
fallacieuses soient écartées ainsi que les malentendus qui
risqueraient d'empoisonner les rapports de ceux qui souhaiteraient prendre
ses écrits comme base de travail. Ainsi, en est-il du mot "
Türk " que Monsieur Reynald Beaufort prend soin, à juste
titre, d'expliciter en le traduisant par " obsession turque ",
ou "facteur turc ", ou encore " élément turc
", selon le contexte. ( C'est d'ailleurs ce mot, compris dans la bouche
de Hrant Dink comme une diabolisation du Turc par les Arméniens,
qui aura été assimilé à un poison par des juges
pointilleux sur tout ce qui touche à la turcité ).
Dans sa préface en date du 21 janvier 2007, le successeur de Hrant
Dink, Eyen Mahçupyan, qu'on imagine encore écrasé par
la perte de son ami, dit deux ou trois choses essentielles. Hrant Dink était
à ce point sincère et intègre dans sa démarche
qu'il en était arrivé à gêner une société
qui avait pris le parti de l'hypocrisie et du mensonge depuis longtemps.
" C'était l'homme dont l'existence même et l'attitude
franchement humaine suffisaient à faire honte à la Turquie…
" Un pays façonné " dans la gloriole, la vantardise
et l'immaturité ", un peuple malade, à telle enseigne
que l'assassinat de Dink pourra être considéré comme
un test, " l'heure de vérité pour l'humanité de
la Turquie ".
Dans un article sur l'identité arménienne (23 janvier 2004),
Hrant Dink se demande si les Juifs et les Arméniens, qui ont en commun
d'avoir été victimes de génocide et de s'être
constitués en diasporas, ont le droit de se protéger par des
pratiques discriminatoires. L'exigence de vérité a fini par
devenir, pour les Arméniens " l'essence même de leur identité
". Mais à la différence des Juifs qui ont recouvré
leur santé psychologique grâce au pardon que leur ont demandé
les Allemands, chez les Arméniens la maladie traumatique perdure
en ce que l'identité arménienne, formée par la proximité
avec l'Islam durant plusieurs siècles, est perturbée par cette
tumeur cancéreuse qu'est " l'obsession turque ". Dink ajoute
: " La forme psychologique atteinte par la relation turco-arménienne
est aujourd'hui un cas clinique : les Arméniens souffrent de leur
traumatisme et les Turcs de leur paranoïa ".
Partisan du " vivre ensemble ", dont l'utopie, version ottomane,
fut " inventée " en 1908 pour tomber en ruines un an plus
tard avec les massacres d'Arméniens à Adana, il rejette le
" vivre en parallèle ", en quartiers, comme contraire à
l'évolution des sociétés modernes. Toutes les composantes
de la société civile turque sont condamnées à
ce " vivre ensemble ", et à essayer sans cesse, en dépit
des expériences passées. Pour commencer à résoudre
le problème, il faut que chacune de ces composantes, Arméniens,
Kurdes et Turcs, se mette à la place de l'autre. Dink invite les
Kurdes à ne pas tomber dans le " nationalisme de la nation "
victime " ", provoqué par les vieilles ficelles des nationalistes
de la nation dominante. Soit ils se précipiteront dans l'abîme
des passions guerrières, soit ils devront faire du Nord de l'Irak
un havre de paix.
Tout en reconnaissant au patriarche arménien Mutafyan le devoir
de protéger son peuple, il souhaite que ce devoir soit inspiré
par une "conduite juste et correcte " et qu'il évite l'écueil
qui consiste à défendre les intérêts des Arméniens
sans se soucier de ceux des Grecs, dans la mesure où les uns et les
autres sont des citoyens à part entière. " Si vous agissez
en tant que " communauté ", vous ne parviendrez qu'à
mettre au premier plan vos soucis et à négliger ceux des autres
; vous vous battrez pour obtenir un traitement de faveur de la part de l'État.
Au contraire, adopter une position citoyenne permet de ne pas s'occuper
uniquement de ses propres problèmes, mais de faire siens également
les problèmes des autres. "
Analysant dans un autre chapitre le modus vivendi qui régit les
contours de la communauté arménienne au regard de l'administration
turque, Hrant Dink fait remarquer que la nature de leurs rapports peut se
lire aisément dans les relations économiques que l'une et
l'autre entretiennent. Si le traité de Lausanne accordait une réelle
égalité entre les ressortissants turcs et les minorités
non musulmanes, il importe de reconnaître que tout a été
fait depuis pour que ces mêmes minorités ne jouissent d'aucun
de leurs droits fondamentaux et soient victimes d'une politique économique
d'étouffement la part de l'État turc.
Au seuil de l'année 2007, le journaliste d'Agos analyse tous les
éléments politiques qui feront d'elle une " rude année
" pour les citoyens, tant sur le plan personnel avec les procès
intentés contre lui pour avoir déclaré : " Cela
s'appelle un génocide ", que sur celui des droits démocratiques,
du conflit irakien et d'une probable reconnaissance du génocide arménien
par les États-Unis, sans oublier le projet de pénalisation
orchestré par la diaspora arménienne de France, auquel il
était opposé.
Au cours d'un article au titre prémonitoire, " Pourquoi ai-je
été pris pour cible ? ", écrit quelques jours
avant son assassinat, il s'interroge sur les raisons qui ont épargné
Orhan Pamuk et Elif Shafak, traînés en justice comme lui au
titre de l'article 301 pour insulte à l'identité nationale
turque, alors que son procès perdure. Victime d'une interprétation
tronquée de sa phrase sur le "poison turc ", il comprend
qu'en fin de compte la Turquie constitue un État de droit arbitraire,
pour ne pas dire un État de droit ethnique. " Le fait que je
sois Arménien, a-t-il joué, oui ou non, un rôle dans
cette décision ? " Considéré comme un homme de
trop depuis le jour où il a affirmé, dans un article repris
par Hürriyet que la fille adoptive de Mustapha Kemal, Sabiha Gökçen,
était issue d'un orphelinat arménien, il sera vu comme celui
qui aura insulté l'identité turque et deviendra dès
lors la cible d'une " désinformation nauséabonde ".
Pour ne pas mettre sa famille en danger, il envisage de quitter un pays
qui lui récuse le droit à une citoyenneté ordinaire.
Mais où partir ? Il est cocasse de lire sous sa plume que l'Arménie
ne l'attire pas pour autant en raison des injustices qu'il aurait à
y supporter. Sa décision est prise : "Rester et vivre en Turquie
est à la fois notre désir profond et une nécessité
justifiée par le respect que nous portons à nos amis, à
tous ceux que nous connaissons et à tous les autres que nous ne connaissons
pas, qui nous soutiennent et qui luttent pour une démocratie en Turquie."
Le livre se clôt sur un témoignage de Baskin Oran, intitulé
" Hrant, vraiment, t'en fais trop ! ", qui montre comment son
nées leur amitié et sa collaboration au sein d'Agos.
Nous avons dit que ce livre avait le mérite de prévenir tout
malentendu sur ce que Hrant Dink avait dit et n'avait pas dit. L'homme avait
au moins une longueur d'avance sur les Arméniens minés par
leur obsession du génocide, symbolisée par cette générosité
humaniste qui donne des ailes à l'optimisme politique. Mais comment
arracher de sa chair des cris et des souffrances qui sont cette mémoire
d'avant la mémoire, selon le mot de Gérard Chaliand, qu'il
nous faut sans cesse brandir contre ceux qui ont intérêt à
l'oublier, cher Hrant Dink ?
Hrant Dink : Être Arménien en Turquie, (Éditions
Dominique Fradet, mars 2007)
Avril 2007