juin 2008
Pour saisir le caractère bucolique de Dilidjan, mieux
vaut grimper jusqu'au balcon des collines fleuries qui s'élèvent
au-dessus de la vieille voie ferrée, le long de la route nationale
irriguant le Marz du Tavouch. Vous avez pénétré dans
des sous-bois sombres et humides, gravi des pentes raides et tout à
coup vous débouchez sur un vallon de verdure à ciel ouvert où
s'affairent mille insectes affolés par des senteurs sauvages sous une
lumière qui tombe à verse.
Vue depuis votre observatoire, Dilidjan revêtira tous les aspects de la ville idéale. D'ailleurs, rien qu'à prononcer son nom, les Arméniens lui donnent la saveur d'un lieu idyllique. Au temps des Soviets, elle avait été reconnue pour la pureté thérapeutique de son air. Les nombreux sanatoriums permettaient de se requinquer, de se guérir de la tuberculose ou simplement de se reposer dans un cadre où les verts harmoniques de la nature vous aidaient à reconstruire votre paix intérieure.
Dilidjan s'étale dans l'entre-deux de généreuses collines, grassement boisées, mais glabres en leur sommet. Elle est installée sur les premières pentes, des plus douces aux plus abruptes, le centre-ville occupant un plateau où se dressent les bâtiments administratifs, les commerces, une école autour d'une large avenue et d'une place. Vous pouvez alors imaginer grâce à elle la figure de tous ces villages arméniens d'Anatolie, dont les maisons s'étageaient sur des versants de colline et ponctuaient les verts moutonnements d'une abondante végétation, tandis qu'une rivière tumultueuse coulait en contrebas. L'Arménien aime que sa maison soit entourée d'arbres et que ses fenêtres lui offrent une vue dégagée pour bénéficier du soleil ou pour détecter une présence ennemie. C'est un terrien contemplatif que même une ville comme Erevan n'a pas découragé. Qui le peut se construit une demeure face à l'Ararat, tandis que l'habitant d'un immeuble se réjouira d'en percevoir un bout, quitte à devoir fouiller des yeux l'horizon depuis une lucarne mal orientée.
Ainsi, la topographie générale de la ville que dessinent ses nombreuses toitures donne l'image d'une constellation en forme de chevelure blanche s'étalant sur la couche d'un ciel de malachite.
Mais les effets de la distance ne permettront pas à l'œil nu de percevoir l'insatiable jet d'eau qui joue à la danseuse sur la fontaine de la place ; ni la jeune mère kitsch préposée à l'ennui de gérer le site Internet du centre-ville de 10 à 18 heures ; ni les habitants du vieux quartier qui descendent et qui montent la longue rue fatiguée par les outrages des pluies entre le sanatorium et ce même centre-ville ; ni les taxis en attente d'on ne sait quel messie ; ni le jeune homme et sa mère métronome, elle, grasse et tassée, en pull à rayures horizontales, lui, long et rigide, en pull rayé verticalement, qui vont du même pas chaque matin faire leurs courses ; ni la marchande atone de la zone commerciale qui vous glace de sa lassitude chaque fois que vous lui commandez des khatchapouri, ni la vendeuse apoétique qui vend son papier hygiénique, gris comme au temps des soviétiques, sans même un sourire érotique ; ni les ouvriers qui coupent, poncent et alignent des pierres couleur de cendre devant l'école ; ni la belle avenue bordée de pins aux allures provençales qui rejoint l'usine usée par la désuétude où l'on fabriquait des radios ; ni les deux marchandes côte à côte, l'une boulotte, l'autre sèche, qui proposent les mêmes fruits et les mêmes légumes ; ni le sculpteur sur tuf qui peaufine en plein air l'air méchant de ses lions rouges ; ni Vilik, le chauffeur de taxi à grosses mains et voix sourde, embusqué dans le bas de la ville pour ferrer du client ; ni les murs que les orages de la veille ont forcé à lâcher des pierres sur la route ; ni le couple propriétaire d'une grande demeure qui ne songe qu'à rejoindre ses enfants travaillant dans une poissonnerie à Minsk ; ni les deux sœurs célibataires tenant l'épicerie qui vous interrogent comme des épouses de policiers ; ni cet homme d'âge avancé, ni cette jeune femme déambulant à ses côtés, étrangers suscitant mille curiosités obscènes, aux regards tantôt absents, tantôt illuminés, qu'on ne sait s'ils sont amis, père et fille ou amants …