" Même si on remplaçait tout son sang par un autre, l'Arménien
resterait ce qu'il est ", me déclara un jour un Arménien
qui venait de faire ses trente ans d'Arménie comme on dit "
faire son armée. " Il est vrai que cet Arménien de naissance,
qui traînait son corps en Arménie tandis que son esprit était
ailleurs, considérait son existence comme l'accomplissement d'une
obligation militaire à laquelle il était tenu de se plier.
Mais sa vie, sa vraie vie, il ne l'avait pas encore vraiment vécue,
n'ayant rien fait qu'il eût réellement choisi.
Dans les propos de ce même Arménien, ayant
vu le jour sous une démocratie dictatoriale et connu les nuits d'une
indépendance aliénante, pointait l'idée qu'au-delà
de l'un et l'autre régime, le principal responsable de son désir
d'exil, c'était l'homme arménien. Issu d'une famille d'aghpars
(d'Arméniens immigrés), l'esprit traversé depuis son
enfance par l'air des voyages des uns et des autres membres de la famille,
baignant dans un climat tellement infusé d'ailleurs que certains,
l'indépendance venue, réussiront leur sortie, notre Arménien
devenu adulte n'aura de cesse de se porter candidat à l'émigration
devant tous les consulats possibles, sans jamais parvenir à prendre
l'avion pour aller se désarméniser n'importe où dans
le monde, n'importe où hors d'Arménie.
Il faut croire que trop de causes pèsent sur le désenchantement
des Arméniens ayant cru à l'espérance d'une Arménie
enfin libre. Toutes ces choses qu'ils voient et que nous ne voyons pas,
qu'ils vivent et que nous ne vivons pas, qui les harcèlent sans jamais
les lâcher, finissent par avoir raison de leur raison même d'exister.
C'est que si tous les Arméniens ne sont pas exposés à
la violence de la résignation, tout Arménien est exposé
à la violence des Arméniens, cette violence étant comprise
comme le viol même de la personne, viol visible ou invisible, viol
moral ou légal, viol électoral ou viol de la citoyenneté,
viol social ou viol économique. Et pour tout dire, viol de l'arménité.
Propos qui en disent long sur l'état psychologique
des Arméniens, ceux du journaliste Mkhitar Khachatryan, agressé
pour avoir photographié des chantiers controversés de résidence,
à Dzarkadzor, appartenant à Armen Yeritsyan, sous-chef de
la police en Arménie, à Karen Janoyan, employé des
douanes arméniennes, et autres nomenklaturistes. " C'est en
fait la première fois que j'ai été agressé comme
photographe. Il y a eu beaucoup de cas ici en Arménie et à
l'étranger où les gens n'aimaient pas que je prenne des photos.
Mais dans tous les cas, nous avons pu nous mettre d'accord. J'ai pris des
photos après le tremblement de terre en Arménie, pendant la
guerre. Mais je ne me suis jamais senti aussi exposé qu'en ce moment."
Les réflexions de Micha Méroujean sur cette
violence, chacun peut les prendre selon ce qu'il est lui-même et les
mesurer à l'aune de son état d'esprit. En la matière,
mieux vaut l'excès d'une colère que la tiédeur des
raisonneurs patentés. Il y a plusieurs façons d'aimer l'Arménie,
l'une étant de crier haut et fort ce que tout le monde sait et tait,
d'abattre les murs et d'affronter les tabous. Il s'avère que les
plus clairvoyants, au départ les plus isolés, les plus ostracisés
et menacés, se retrouvent par la suite confortés par l'approbation
d'un nombre significatif de sympathisants. Il y a également plusieurs
façons d'écrire sur l'Arménie, mais une seule de sauver
sa conscience, tant celle-ci étouffe sous le poids du verbiage le
plus mensonger, le plus prétentieux, le plus meurtrier.
Or, voici que, coup sur coup, deux auteurs viennent de faire leur apparition
sur le site de Yevrobatsi, qui s'inscrivent délibérément
dans la dissidence la plus radicale. Après Ara Baliozian, le pourfendeur
impénitent de la bêtise arménienne, exerçant
son activité iconoclaste depuis Kitchener au Canada, c'est le tour
de Shanth Avédissian, avec un texte sorti de ses tripes, lui qui
a choisi de quitter la diaspora pour traquer in situ les douleurs d'enfantement
d'une Arménie fourvoyée dans un labyrinthe d'hypocrisies et
de contradictions.
Chacun a pu mesurer dans quelle galère est allé
se jeter Ara Baliozian, devenu en quelque sorte, par un devoir de dignité,
" l'ennemi du peuple ", celui qu'on doit abattre pour qu'il se
taise. C'est mal connaître cet homme qui a choisi de ne plus rêver
la vérité pour l'ériger en principe d'écriture
contre l'enfermement idéologique que tissent autour de chacun les
partis vestales et voyous de la culture arménienne. Inlassablement,
insensiblement, voici que l'écriture aidant, cet Arménien
se fait homme. Chaque jour, sûr du chemin emprunté, Ara Baliozian
écrit dans le but de déprogrammer son esprit en isolant par
les mots les virus infiltrés à son insu et employés
à l'asservir. À chacun sa thérapie. Et comme il a dénoncé,
voici trente ans, les vacheries du régime communiste, quitte à
recevoir des menaces, il s'en prend aujourd'hui aux mécanismes dévoyés
de la raison arménienne, à ses mythes destructeurs, aux arrogances
de nos ridicules narcissismes.
Shanth Avédissian n'est pas un professionnel de l'écriture,
mais la qualité de sa souffrance a valeur de perception. Et plutôt
que d'écrire à distance sur l'Arménie, il s'est jeté
dans la gueule du loup pour connaître l'origine de sa rage. Ce que
nous écrit Shanth Avédissian, nul n'aurait pu le faire mieux
que lui, inlassable lecteur du livre et du vivre du peuple arménien
en Arménie même. Nul mieux que lui n'affectionne autant le
vif du sujet, à savoir ce peuple arménien entré dans
les douleurs de son propre enfantement. L'œil de Chant Avédissian
n'épargne rien, ni personne, et tout ce qui arrive aux Arméniens,
tout ce qu'ils disent ou pensent, est non seulement jugé à
l'aune de l'humain mais souffert comme seule peut souffrir une passion.
Ara Baliozian et Shanth Avédissian, deux ermites
qui font bouillir la même marmite de notre conscience culturelle et
morale. L'un confiné dans les froids du Canada se met chaque dimanche
à l'orgue d'église pour contrebalancer par la profondeur des
airs religieux les noires étroitesses de nos mentalités qu'il
décrypte le reste de la semaine. L'autre dans un appartement d'Erevan
tapote sur son clavier d'ordinateur et lit. Tous les deux vivant, écrivant
ou lisant au sein d'un monde où l'agressivité de ceux qui
prétendent détenir seuls le titre d'Arméniens fait
peser une menace permanente contre ce qu'ils font ou disent. Pour autant,
boycotté par les journaux qui le publiaient hier, Ara Baliozian n'est
pas homme à se laisser désarçonner. Quant à
Shanth Avédissian, après quatre années d'extrême
solitude, sans autre contact sinon avec ses voisines âgées,
voici qu'il relève la tête et décide de se mettre à
table. Et peu à peu, ce que les médias traditionnels leur
refusent ou leur refuseraient, Internet le leur donne. Et leurs paroles
de circuler à travers le réseau international des Arméniens.
Ainsi quelque chose commence, grâce à l'obstination
d'Ara Baliozian et au réveil de Shanth Avédissian. Quelque
chose comme l'exercice d'une thérapeutique tabula rasa. C'est toute
notre culture que ces " mauvais esprits " jettent dans le grand
chaudron de nos vies et de nos morts. Buvez chaud et vous serez secoués
d'un réveil salutaire, celui qui viendra ébranler le dur sommeil
dogmatique d'une arménité fossilisée, si archaïsante
que la jeunesse répugne à en vivre.
Qu'avons-nous à dire aux hommes, sinon notre humanité
? Qu'avons-nous à montrer aux Arméniens, sinon les nœuds
de leurs propres souffrances qui les empêchent de changer d'ère
? Pour rendre l'Arménien à lui-même, il faut commencer
par le désarméniser.
Août 2004