Mais si, au soir de ce 19 janvier 2008, les
démocrates du monde entier avaient la rage du deuil au cœur, au
même moment, les Turcs de Paris et les affidés de la Turquie
pouvaient se rendre à Noisiel pour une movida turkish à la Ferme
Buisson qui a certainement duré jusqu'à l'aube. Ce soir-là,
les uns avaient tout fait pour rappeler l'histoire, les autres tout fait pour
l'occulter. C'est que, chaque fois que se déchaînent des tempêtes
de dénonciations à l'encontre de la Turquie, celle-ci invente
des ripostes symétriques, couvrant le bruit de ses crimes par celui
de réjouissances nationalistes savamment orchestrées.
Vous me direz qu'on peut très bien
le même jour honorer la mémoire d'un assassiné et affirmer
que la vie continue. Sauf qu'en l'occurrence, loin d'être un effet du
hasard, le choix de ce jour pour chanter et danser avait toute l'apparence
d'un choix politique. Seuls les gogos ont eu assez d'inconscience pour gober
que non. On ne me fera pas croire qu'un homme responsable puisse pleurer Hrant
Dink au matin du premier anniversaire de son assassinat et le soir même
entrer dans les chants et les danses programmés en sous-main par le
pays qui l'a assassiné. Car ce genre d'homme existe, caméléon
européen à l'instar des négociateurs de la Turquie avec
l'Europe, aujourd'hui autant qu'hier.
Comme on ne peut rien attendre d'un vivant,
on peut tout espérer d'un mort. Si de son vivant Hrant Dink n'appartenait
qu'à lui-même par les propos qu'il tenait, après sa mort
il est étrangement devenu la propriété des discoureurs
idéologiques de tous poils et de toute obédience, les moins
autorisés comme les plus extrêmes. Ils font sans vergogne un
marchepied de son cadavre pour piétiner de leurs courtes vues sa vision
d'une humanité ouverte et généreuse ; au besoin lui extorquant
des aveux qu'il n'aurait jamais accepté de prononcer. Mais qu'importe
! n'est-ce pas, puisqu'il est mort… Et quand Hrant Dink exhortait le
Turc et l'Arménien à vivre ensemble, pour que chacun apprenne
à se mettre à la place de l'autre, chacun à la place
de l'autre, tout est fait aujourd'hui pour saper les rapprochements au profit
des affrontements.
À quand une movida arméno-turque,
voulue par des Arméniens et des Turcs avides de se connaître,
de se comprendre, de se toucher, de danser avec leurs mains, un 19 janvier,
of course. Peut-être en 2009, qui sait ? Jour où Dink sera alors
redevenu vivant et nous tous avec lui, en lui.
Janvier 2008