" Une leçon de peinture " de Michel Bouvard, éditions
du Fayet, 07340 Félines, tél./fax. 0475348946,email : marcoml@wanadoo.fr,
prix : 30 €
" Der Markarian ", texte de Michel Bouvard, éditions REFFLEXX,
1993.
C'est à Condrieu dans le Rhône qu'était installé
Maurice der Markarian, comme photographe et où il donna des cours de
dessin le soir durant une quinzaine d'années. L'église où
l'on peut admirer la fresque murale et d'autres tableaux se trouve l'autre
côté du Rhône aux Roches de Condrieu où il vivait
et où il est enterré.
Le succès que remporte actuellement cet hommage à la Chapelle
de la Visitation grâce à la fidélité que témoigne
la mairie de Condrieu à l'œuvre de Der Markarian démontre
qu'il serait temps de songer à un lieu permanent d'exposition où
serait montré l'ensemble de ce travail qui attire de plus en plus de
monde.
" Une leçon de peinture " n'est pas un livre d'art comme un autre. C'est le résultat de deux ferveurs engagées dans une même enquête et empruntant des voies d'approche différentes. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir et jamais osé demander en peinture est dans ce livre à quatre mains. Deux hommes vont affronter une toile blanche, comme un guide de montagne prospectant une nouvelle voie part en compagnie d'un néophyte. Pas de livre plus dynamique que celui-ci, plus angoissant par le chemin emprunté, plus magnifique par le résultat obtenu. Maurice Der Markarian et Michel Bouvard, liés par une amitié complice et distante, décident, à l'instar de Francis Ponge " fabriquant " son pré, de s'égarer dans ce voyage fait de maîtrise et d'imprévu. On détermine le sujet (l'atelier de peinture), on choisit le format (format figure), on y trace les lignes comme on prévoit un itinéraire pour réduire la part des périls, puis viennent les dessins au fusain des objets et des personnages. Tandis que Michel Bouvard note et photographie les essais, Der Markarian, tout entier à sa toile adopte l'allure de sa propre imagination. Le livre devient carnet d'esquisses tandis que le texte observe discrètement les avancées, les ratés, les repentirs, les astuces, les ruses et le savoir aventureux du peintre. À mi-parcours, on atteint ce tracé minutieux des formes que le peintre va effacer pour n'en garder que l'essentiel et laisser le champ libre à l'imaginaire chromatique. " Je ne sais pas où je vais, c'est la toile qui commande, qui dirige la main ", dit-il. Les gros plans montrent de telles fusions de couleurs qu'elles aspirent l'œil dans de mystérieux vertiges. De sorte que, à l'instar de Proust amoureux de son petit pan de mur jaune qui irradie sur la " Vue de Delft ", on se prend soi-même à aimer tel coin du tableau parce qu'il est à la fois un fragment d'univers et un concentré de génie humain.
Denis Donikian
Certes, il aura sans doute manqué à Der Markarian d'appartenir
à une école en -isme pour que l'histoire de l'art prenne en
considération sa peinture et que les critiques, soucieux de faire savant,
le tiennent comme le représentant d'un mode de perception esthétique
du monde jusque-là inconnu. Les écoles sont les béquilles
des médiocres alors qu'un grand talent s'impose par son œuvre
et elle seule. Mais que serait devenu Pollock sans Clement Greenberg ? De
toute évidence, Der Markarian préférait laisser venir
à lui les amateurs - et ils venaient parfois de très loin -
plutôt que de jouer au marchand, même si l'art servira toujours
de placement aux esprits mercantiles et de décor aux bourgeois. Loin
des avant-gardismes académiques, peu apte aux installations aussi frivoles
qu'éphémères, étranger aux performances intellectualisantes,
à l'écart du monde et des modes, Der Markarian peignait. Il
préférait la puissance pacifique de la peinture au scandale
des inconsistants. C'était son choix et sa manière : sacrifier
les tentations et les tentatives à seule fin de se concentrer sur son
propre domaine de compétence. N'ayant plus rien à prouver, il
lui suffisait d'entrer dans son atelier, d'entrer dans le tableau en cours
pour être au cœur de la peinture. Il poursuivait quelque chose,
n'ayant jamais cherché d'autre voie plus fréquentable pour travailler
au plus près de la part inintelligible et intense de cette raison qui
nous tient en vie. J'ai toujours été étonné de
le sentir fidèle à cette ligne de conduite. Non pas que l'homme
ne s'intéressât ni aux avant-gardes, ni aux performances, ni
aux installations, ni au monde. Il était au contraire très attentif
aux aventureuses échappées de l'art vers ce qu'il n'est pas
encore, ouvert à tous ceux qui venaient lui présenter leur travail,
toujours les encourageant, peu avare de conseils, encore moins jaloux de ses
secrets. On aurait pu penser qu'il se répétait alors qu'il avait
approfondi toutes les techniques que lui offrait l'art de peindre et s'exprimait
comme l'un des artisans les plus soucieux du geste juste et les plus scrupuleux
dans le choix des matières. Il aura tout essayé et réussi
: de la céramique à la sérigraphie, de l'aquarelle à
la gouache, de la nature morte aux personnages, des grands formats, (comme
ceux exposés un temps à la Galerie Gorosane à Paris),
aux formats carrés, et pour finir la fresque murale du magnifique
triptyque en l'église des Roches de Condrieu, cette petite ville
au bord du Rhône où était son atelier et où il
repose aujourd'hui.
" Ce qui a été dit pour tenter une explication est
louable. C'est même utile. Mais le mystère demeure "
(M.D.M.)
Dire de la peinture qu'elle consiste à remplir une toile, de formes,
de couleurs et d'esprit, c'est ne rien dire. La complexité du rapport
qu'entretient le peintre avec l'acte même de peindre ne saurait se laisser
enfermer dans quelque définition que ce soit, fût-elle brillante,
pertinente ou simplement juste. Le peintre lui-même s'étonnera
toujours de ce qu'il aura produit, ignorant tout le faisceau de causes - vertus
et savoirs vivants - qu'il aura dû engager ou solliciter pour rendre
visible cette " chose " qu'il fait advenir au monde comme ne saura
jamais le faire la nature. Les musées nous montrent des objets finis,
alors qu'un tableau témoigne d'une vie de couple, tantôt orageuse
tantôt jubilatoire, avec son créateur d'une part, et d'autre
part d'une autre vie de couple avec le spectateur foudroyé par le tracé
spirituel de ses formes. Rares sont les livres qui donnent à voir l'avant
d'une peinture, avec la minutie d'une enquête menée par un inspecteur
d'esthétisme, qui chercherait à montrer comment la beauté
naît sous la main d'un homme. La belle idée que voilà,
mais déjà exploitée, en 1950-1951, par Hans Namuth avec
Pollock en train de faire son " dripping " sur des plaques de verres
filmées par en dessous, soit cinq avant Clouzot révélant
dans "Le mystère Picasso " la danse vertigineuse de la brosse
sur des toiles transparentes. Le livre qui vient de paraître, intitulé
" Une leçon de peinture ", et qui met en scène le
peintre Maurice Der Markarian, l'observateur photographe Michel Bouvard et
la toile, non seulement révèle, sans prétendre les épuiser,
les tenants et les aboutissants de l'œuvre en train de se faire, mais
livre également les paroles de l'un et l'autre protagonistes accompagnant
les effets du geste. Ainsi voit-on le tableau peu à peu devenir lui-même,
" prendre", choisir sa forme, accéder à son autonomie.
Et tandis que Michel Bouvard interroge, précise, constate, n'élude
aucun détail technique, Der Markarian laisse sa petite fabrique intérieure
produire devant lui cette matière de sens appelée peinture.
On se croirait devant " La mariée mise à nu par ses célibataires,
même ", tellement cet essai de mise en transparence ressemble à
l'esquisse d'une machine qui fonctionne à l'essence d'amour, comme
dirait à peu près son auteur Marcel Duchamp.
" As-tu remarqué que j'avais fait au peintre un nez arménien ? " (M.D.M.)
Ce livre auquel il aura participé en personne, Maurice Der Markarian
ne l'aura pas tenu entre les mains, ayant rangé ses pinceaux le 12
août 2002. Qu'il soit posthume démontre que sa disparition n'aura
pas tué la ferveur de ceux qui vivent en amitié avec son œuvre.
Michel Bouvard avait déjà consacré au peintre un ouvrage
bilingue anglais-français qui fera référence en raison
non seulement de la qualité et du nombre des reproductions qui y figurent
mais également de la compétence du texte qui les accompagne,
des premiers pas qu'il accomplit dans le déchiffrement technique de
cette œuvre qui doit beaucoup au fonds de tragédie rouge, de chaos
historique et de religiosité qui animait secrètement Maurice
Der Markarian. Car dans l'histoire du peintre, il y avait l'histoire de sa
mère mariée une première fois à quatorze ans,
hantée toute sa vie par l'abandon, dans les déserts de Der Zor,
de ses deux enfants d'un et de deux ans qu'elle n'arrivait plus à nourrir,
espérant que des Turcs les auraient recueillis, et ayant passé
sa vie à les attendre. Les vermillons érotiques ou cruels et
les bleus outremer mystiques ou musicaux qui dominent cette peinture torturée
conduisent Michel Bouvard à s'interroger sur " l'existence d'un
inconscient chromatique collectif chez les peintres d'origine arménienne
", dans un texte écrit sur le tuf et traduit en arménien
dans le livre par Sarkis Boghossian. Der Markarian n'avait jamais mis les
pieds en Arménie mais avait fréquenté des peintres arméniens
comme Jansen dans sa prime jeunesse, mais surtout Krikor Garabédian
auquel il rendait visite chaque semaine à Lyon et dont l'honnêteté
intellectuelle l'avait marqué. Trois peintres arméniens qui
ont traduit chacun à leur manière le vif relent de la mémoire.
Der Markarian naît à la peinture avec un copie faite à
quinze ans d' " Atala au tombeau " de Girodet, un tableau qui montre
que la beauté de l'art transcende la mort. Son obstination à
chercher dans la peinture " la couleur qui n'existe pas " le conduira
sur les chemins offerts par Goya, Bonnard et Picasso, mais aussi Soutine,
Francis Bacon, Rouault, Delacroix et Chagall. Car on ne va à la peinture
que par la peinture, et à soi par le travail. Au bout de la route,
il y a l'invention d'une manière de peindre à nulle autre pareille.
Un Der Markarian se reconnaît au premier coup d'œil.