Sommes-nous une nation suicidaire ? Pas d'interrogation plus
déplaisante. Elle vous vient comme ça. Sans crier gare. La gueuse
vous prend à la gorge, vous fait pleurer. Vous vous tapez la tête
contre les murs. Elle vous serre avec le sourire ! Elle vous étrangle
l'image du " sphinx-qui-renaît-toujours-de-ses-cendres " !
Puis tout à coup, tandis que vous vous débattez avec l'idée
hideuse qui dévore ce qui vous restait de vertu, qu'est-ce qui vous
arrive ? Quelle est cette fougue qui vous traverse l'esprit ? Quel est ce
cheval de feu ? Quelle est cette épée foudroyante au bout de
quel bras de quel géant ? Sassountsi David ! En personne. Panoramique,
dithyrambique et extravagant. Il vient à votre rescousse terrasser
cette poussée de fièvre thanatomaniaque qui s'empare de tout
Arménien quand un autre Arménien le poignarde dans le dos. Ainsi
sommes-nous faits qu'en notre for intérieur existe un vrai champ de
bataille où l'eros de mort et le héros de survie se livrent
une lutte sans fin. David contre Mélik. Le frère affrontant
le frère, deux buveurs du même lait pris en flagrant délire
de duel. Pour ma part, je n'ai jamais rien compris à cette mécanique
mentale du Haï : quand tout me dictait de lâcher prise, de dire
merdre ! et reremerdre aux Arméniens qui cassaient de l'Arménien
au nom de l'arménité, je me retrouvais le lendemain en selle,
prêt à pourfendre le moindre moucheron venu piquer la peau de
notre chagrin, le moindre négateur de notre orgueil mégalithique.
Mon David avait terrassé une fois de plus mon Mélik.
Quand un éditeur de classiques arméniens,
arménien lui-même, fait la sourde oreille pour rémunérer
comme il se doit son traducteur, arménien lui aussi, que se passe-t-il
? L'éditeur, de David qu'il était, défenseur de notre
forteresse culturelle, se transforme tout en coup en Mélik. Il veut
la mort de David pour la bonne raison qu'il trahit le traducteur dans sa foi
et sa dignité. Que fait un traducteur trahi dans ce cas-là ?
Il ne traduit plus. L'eros de mort grandit dans sa tête. La culture
arménienne se suicide chaque fois qu'un de ses acteurs est trahi par
un autre de ses acteurs. Notre traducteur nourrit dans son coin son Mélik.
Et si le remet en selle le complexe de Sassountsi David, ce mégalithisme
de la culture arménienne, c'est pour recommencer à traduire,
malgré tout, d'autres classiques et… les vouer à ses tiroirs.
Une traduction qui ne voit pas le jour, c'est une culture à l'agonie.
L'histoire est vraie, les héros sont connus.
Quand une association culturelle arménienne
vous permet d'un seul clic d'avoir accès à tout ce qui s'écrit,
s'affiche ou se joue par les Arméniens tant sur les Arméniens
que sur les universels soucis de l'humanité, et que lui monte tout
à coup au cerveau la haine du gay hay, fût-il acteur patenté
de la Cause, que se passe-t-il ? Cette association, de David qu'elle était,
protectrice de notre forteresse culturelle, se transforme tout à coup
en Mélik. Elle fomente la mort de David pour la bonne raison qu'elle
trahit dans sa foi et sa dignité ce dévoué à la
Cause. Pour autant, notre gay haï ne se laissera pas abattre. Le remet
en selle son complexe sassouniote. Il avait un ennemi, il en aura deux. L'histoire
est vraie, les héros sont connus.
Quand une revue, première au palmarès
de la vertu arménienne, trieuse culturelle du bon grain de l'ivraie,
offre à ce diable d'écrivain dansant sur ses plates-bandes qu'il
s'exprime, mais l'espace d'un piteux timbre-poste, à propos de son
livre débordant de bordées contre une Arménie bordélique,
que se passe-t-il ? De David qu'elle était, hygiéniste culturelle
d'une diaspora qu'elle pousse à la survie, elle se transforme tout
à coup en Mélik. Certes, elle ne souhaite pas la mort de David
pour la bonne raison qu'elle croit nécessaire de donner à entendre
celui qui écrit. Elle le croit en effet et le dit en grand, mais le
fait en petit-petit. Ainsi, tant qu'elle lui offrira comme porte-voix une
mini-page de son journal en forme d'assiette qu'on donnerait à une
cigogne pour qu'elle y mange, elle contribuera à transformer ces blancs-becs
d'hommes de plume en une espèce en voie de disparition. Pour autant
l'écrivain acrimonieux ne se laissera pas abattre. Son complexe sassouniote
a fait de lui ce fou d'un peuple qu'il défend par sa langue et par
ses livres. Mais quel autre aura la peau assez dure pour supporter que les
gardiens de la manipulation culturelle, devenus les pires conservateurs de
nos archaïsmes, accordent moins de place aux écrivains créateurs
d'interrogations qu'aux perroquets dogmatiques de l'histoire ? C'est ainsi
qu'on asphyxie ce qu'on croit exalter. Nos fédérateurs sont
devenus des machines à fabriquer sinon du sommeil, du moins des répulsions,
et à coup sûr du ressentiment. L'histoire est vraie, les héros
sont connus.
Mais les David de Sassoun les mieux intentionnés du monde arménien ne font pas toujours la fortune de leurs idées. Ils prennent du héros exemplaire plutôt la pierre que l'esprit. Ils font dans l'enflure baroque, la fougue féroce, la hargne fulgurante et le verbe appuyé. Au point que le chaos peut sortir de leur bouche normalement éduquée pour la juste parole. Au point qu'ils vous trucideraient du frère par-ci, du frère par-là s'il arrivait à l'un et à l'autre de toucher à un seul caillou de leur idéale forteresse qui vit dans leur for intérieur. Ils sont fous par vertu, tordus par esprit de justice, indomptables comme des inadaptés à ce monde qui a maudit le peuple haï. Ils font peur aux pacifistes comme s'ils étaient pestiférés. Ils voient du Mélik partout, ignorants qu'ils sont devenus eux-mêmes la figure de ce qu'ils pourchassent. Comme ils voient grand, géant, total, ils vivent pour la récupération par l'histoire des terres que toute l'histoire leur a volées. Leur démesure hait les désirs patriotiques ridicules. Ils sont si fous que les plus ardents des Arméniens, écrasés par d'aussi fracassantes déclarations de guerre, préfèrent une existence hybride ou assimilée à une chevauchée des cimes nationalistes, fantasmatiques et somme toute déloyale envers la raison. L'histoire est vraie, les héros sont connus.
Note : Haï ou hay, c'est-à-dire arménien.
février 2004