À l'aube du 10 janvier 2003, Tara Tata venait de lancer
sa cinquième grenade sur le forum des Nouvelles d'Arménie Magazine.
Boum ! " La chose est sûre : les Turcs n'ont pas d'intellectuels.
S'ils en avaient, ils reconnaîtraient le génocide arménien.
Peut-être ont-ils peur de le reconnaître ? Peut-être ont-ils
peur d'être assassinés à cause de ça ? " commençait-il
par écrire, justement pour ne pas accréditer cette thèse
et démontrer que les Arméniens, dans ce domaine, n'étaient
pas en reste. Reboum ! Or, le hasard ne faisant jamais les choses par hasard,
moins d'un an après cette pétarade, soit le 9 janvier dernier,
Tara Tata voit paraître dans Le Monde un article à faire pâlir
les plus coutumiers de la haine ordinaire qui sévissent dans nos rangs
et transforment le forum en arène de cirque. Cet article était
intitulé : " Des intellectuels turcs dénoncent le racisme
anti-arménien des livres scolaires." Et rereboum ! Plus de cinq
cents intellectuels, s'il vous plaît, universitaires, historiens, journalistes,
défenseurs des droits de l'homme, juristes, éducateurs, artistes
et écrivains auraient signé l'appel. Qui dira jamais quelle
brèche s'est tout à coup ouverte dans l'histoire de la reconnaissance
du génocide ? Voici que des hommes parlent à d'autres hommes.
Voici que des esprits se mettent à préférer la vérité
de leur conscience aux vérités mensongères de leur propre
gouvernement. Et voici que des vies s'exposent pour le proclamer haut et fort
à la face du monde quitte à faire perdre la face à leur
propre pays. Curieusement, cet article n'a quasiment suscité aucune
réaction de la part des intervenants habituels du forum. Il est vrai
que lorsque ce même journal a omis de mentionner l'envoi de 40 secouristes
par l'Arménie à Bam, beaucoup se sont acharnés sur sa
rédaction jusqu'à la taxer d'arménophobie. Et tous de
pester et protester pour que soit réparé l'outrage, de proposer
qu'on écrive au journal, afin qu'à l'avenir pareille omission
ne se reproduise plus. Mais aucun pour reconnaître au Monde sa partialité.
Aucun pour rendre hommage à ces intellectuels qui répondent
dignement aux faits et méfaits de leur histoire, non pas sur un forum,
dans le confort d'une protestation virtuelle, à l'abri d'un pseudonyme,
mais quasiment sur la place publique. C'est que, dans l'esprit de ces arménautes,
un Turc reste un Turc, fût-il intellectuel, et quand bien même
il mettrait en péril sa vie, celle de sa famille et sa carrière
pour le simple droit de dire non à un État négationniste.
L'événement majeur qui vient de se produire avec cet appel des intellectuels turcs et le silence des internautes des Nouvelles d'Arménie Magazine suscitent plusieurs réflexions. Il est évident que le négationnisme turc constitue une affaire d'État et que le peuple turc sera manipulé tant que l'histoire du génocide ne sera pas enseignée dans ses écoles. Par ailleurs, cet appel a également démontré que le peuple turc n'était pas homogène, et qu'auprès d'une minorité éclairée, agissante et courageuse il existait une masse délibérément sous-informée. Il est probable qu'au sommeil dogmatique auquel la majorité est soumise succèdera un réveil effrayant le jour où la vérité viendra éclater dans les consciences. Les termes injurieux à l'égard de nos " ennemis héréditaires ", faciles, schématiques, globalisants, dont les uns et les autres émaillent leurs diatribes ici ou là, sur le forum ou ailleurs, même si pourraient les légitimer les absolues atrocités du Crime de 1915, même si les justifierait l'absolu silence dont se sont rendus coupables les différents régimes ou gouvernements de la Turquie, ne peuvent plus être de mise dès lors qu'ils nuiraient au travail que ces intellectuels vont être en demeure d'accomplir au sein de leur propre communauté. Le mutisme des internautes à propos de cet appel est la preuve qu'ils ont été choqués dans les habitudes de haine dogmatique qu'ils nourrissent systématiquement et viscéralement à l'égard de la Turquie, sans que soient prises en compte les différences entre peuple réel et peuple manipulé, entre générations d'hier et générations d'aujourd'hui, selon le procédé aberrant qui consiste à fourrer dans le même sac gouvernants et gouvernés, criminels et fils de criminels. C'est dire combien le mal subi par les Arméniens dans leur histoire n'a cessé de produire chez certains d'entre nous une mentalité de type obsessionnel si puissante qu'elle fera probablement barrage au changement radical d'attitude auquel l'appel des intellectuels turcs va devoir nous inviter. Les flots de hargne qui se déversent sur le forum, souvent provoqués par des manipulateurs externes, aussitôt sanctionnés par le modérateur, mais favorisés par l'usage du pseudonyme, sont révélateurs des séquelles que la Catastrophe a laissées en nous, à des degrés divers. Il semblerait que les enfants des victimes aient, mutatis mutandis, pris exemple sur les bourreaux tellement l'histoire leur a montré que la haine anti-arménienne peut rebondir aujourd'hui comme elle l'a fait de 1896 à 1915, de 1915 à 1988, ou prendre d'autres formes dans d'autres pays et à d'autres époques. Inutile de dire qu'une mentalité anti-turque ne peut que desservir l'Arménie, les Arméniens et la cause qu'ils défendent. Car cette acrimonie que l'Arménien nourrit à l'égard du Turc non seulement lui empoisonne l'esprit, mais ne manquera pas de s'exercer un jour contre les Arméniens eux-mêmes. Car la haine reste la haine, fût-elle intellectuelle ou viscérale. Si les intellectuels turcs ont osé braver un pouvoir impitoyable sur la question du génocide pour regarder leur histoire en face, s'ils ont osé à l'intérieur d'eux-mêmes opérer cette conversion, il reste à nous d'agir dans le même sens à notre niveau. Il est curieux que les arménautes préfèrent flétrir les intellectuels français qui n'auraient pas eu le courage des intellectuels turcs pour défendre la cause arménienne, plutôt que de se tourner vers les intellectuels arméniens d'aujourd'hui afin qu'ils prennent la balle au bond et soutiennent de manière explicite les auteurs de l'appel paru dans Le Monde. (En lieu de quoi, ces mêmes arménautes, toujours selon un procédé qui consiste à importer sans coup férir le génocide dans leur raisonnement, déplorent, fût-ce à juste titre, le massacre de 500 intellectuels arméniens le 24 avril 1915, comme si ce forfait passé excusait leur inaction et leur paralysie mentale). L'obsession de la pleine reconnaissance par la Turquie doit-elle pour autant nous conduire à négliger les actes de soutien aux défenseurs turcs de notre cause ? Il serait regrettable que l'appel des intellectuels turcs ne soit pas mieux " reçus " par les organismes représentatifs de notre communauté, si tant est qu'un dialogue devrait intégrer ces dissidents. Et dans ce cas de figure, nos associations, comme elles devraient prendre garde à ne pas céder un pouce sur la nécessité de la reconnaissance, seraient bien inspirées de limiter leur soutien aux intellectuels turcs de façon à ce qu'ils ne perdent pas leur dignité de citoyens turcs et ne soient pas marginalisés comme traîtres au sein de leur propre patrie, mais identifiés plutôt et simplement comme des hommes de dialogue, des chercheurs de paix, des citoyens de la vérité. Car une chose est sûre aujourd'hui : les Turcs ont des intellectuels.
Février 2004