Désormais, les Arméniens qui l'ignoraient vont
devoir se faire à l'idée que l'ensemble du peuple turc n'est
pas à mettre dans le même sac du négationnisme. Désormais,
les Arméniens, filles et fils du génocide de 1915, n'auront
plus devant eux " les Turcs ", unis sur les fondements d'une histoire
falsifiée. Comme hier leurs justes portèrent secours aux Arméniens,
les Turcs ont aujourd'hui leurs dissidents qui veulent sauver la Paix des
griffes de la raison d'État. L'affrontement aveugle, schématique
et monstrueux d'une conscience collective aussi farouche qu'humiliée
et d'une conscience collective aussi ignorante d'elle-même que cynique
cèdera-t-il enfin la place à des échanges raisonnables
de paroles ? Si les tentatives de dialogue ont jusque-là tourné
court, c'est qu'elles étaient dévoyées par des directives,
plus ou moins avouées, venant d'en haut. Il est évident que
la donne paraît aujourd'hui avoir changé. Les intellectuels turcs
qui se heurtent à l'histoire du génocide, sont conduits par
la nécessité d'en parler, non seulement pour respecter la vérité,
non seulement pour préserver leurs enfants, mais en ayant à
l'esprit la paix universelle.
Signataires d'un appel à l'amitié et à la fraternité
dans l'enseignement, ils s'opposent aux instructions du Ministère de
l'Éducation Nationale pour la raison qu'elles vont à l'encontre
de la démocratisation de la Turquie et du respect des Droits de l'Homme.
Le nombre croissant et la diversité professionnelle de ces signataires,
leur indépendance d'esprit, leur conception humaniste de l'éducation,
les risques qu'ils encourent, les institutions internationales auxquelles
ils se réfèrent les créditent d'un sérieux incontestable
dans leurs principes et d'une réelle gravité dans leur engagement.
Chacun comprendra que ce mouvement a le mérite d'éviter à
la Turquie qu'elle ne perpétue l'empoisonnement de son tissu social
aussi bien pour avoir érigé en principes la haine, le racisme,
le mensonge, que pour s'être défaussé du Crime de 1915.
Un État peut dissimuler ses cadavres un temps à toute la nation,
mais jamais indéfiniment. Invisibles, ils finissent par envahir les
consciences et les faire parler. La masse de livres écrits sur le génocide
depuis le milieu des années 60, les commémorations, manifestations,
défilés qui se sont multipliés, tous ces efforts que
chaque Arménien, de près ou de loin, a consentis pour ne pas
faillir à sa mémoire, portent aujourd'hui leur fruit. Sans oublier
le courage obstiné de ces justes non arméniens, politiques,
historiens, écrivains, éditeurs et étudiants qui ont
accompagné et soutenu nos protestations.
À juste titre, l'histoire a rendu les Arméniens méfiants.
Pour autant, la sagesse doit-elle nous conseiller de rejeter ces intellectuels
d'un haussement d'épaules ? Or, l'une des voies de la reconnaissance
passe par la démocratisation de la Turquie. Nous en sommes tous conscients.
Le cours naturel de ce mouvement conduira, à plus ou moins longue échéance,
au terme d'un douloureux chemin, à la remise à plat de l'histoire
de la Turquie par ses propres historiens. Si une étape vient d'être
franchie, une autre commence pour les Arméniens, relayés aujourd'hui
par ces intellectuels turcs qui ont choisi d'engager leur vie pour la manifestation
de la vérité.
Nous savions qu'il existait à l'intérieur de la communauté
arménienne un vaste éventail d'opinions sur la manière
de faire avancer le problème de la reconnaissance, de la plus intransigeante
à la plus ouverte qui soit. Désormais, nous savons qu'en Turquie,
cet éventail existe aussi. Or toutes ces voies sont bonnes qui conduisent
au même but, fût-ce avec le risque de se gêner mutuellement.
Chacun serait bien inspiré, nous semble-t-il, de ne pas embarrasser
le mouvement critique qui vient de prendre pied en Turquie. Et nul ne pourra
empêcher que partout dans le monde, et particulièrement en Europe,
des comités de soutien actifs et désintéressés
ne s'organisent, qui ne seront pas spécifiquement arméniens.
Denis Donikian
Paru dans les Nouvelles d'Arménie Magazine N°94, février
2004, sous le titre : Le Fruit du courage.