( écriture en cours : état du 28 octobre 2002)
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C'était une drôle d'idée. Mais pourquoi moi ? Au sortir
de notre hôtel, ce jeune homme au bas des marches. M'aborde sans crier
gare. Et voilà qu'il m'explique son affaire. Écoutez un peu
! Tandis qu'il me déroulait son discours comme un marchand de tapis,
encore un de ces types qui vous repèrent à distance le touriste
migrateur bon rien qu'à être plumé, je me disais. À
mesure qu'il m'exposait son traquenard, j'avais les yeux qui sortaient tout
ronds de leurs poches. Le gars débite son laïus à mots
comptés, sans me donner assez d'air pour que je lui coupe la parole.
Tu vois ce que je veux dire, mon frère ? Final avec regard ni suppliant
ni inquiet, mais animé de curiosité provocatrice capable de
mettre à mal tes convictions. Tu n'avais rien demandé à
personne. Ciel lisse, ventre plein (café, confiture, omelette, pain
lavach), tête bien en place, et cet inconnu, fumant cigarette sur cigarette,
qui vient te prescrire la connaissance par les affres et par les gouffres.
Jeûne, privations, angoisse, et cendres plutôt que miracles, avec
éloge des faits, rien que des faits, pour t'emballer l'esprit. J'étais
sans voix… Rire ? Pleurer ? Comment savoir si j'étais dans une
farce ou dans un drame ? Il y eut un silence, flottement abominable des secondes.
L'autre attendait… Attendait quoi ? Que je me réveille ? Où
étais-je ? Où, et en quel pays ? Sur quel chemin égaré
tout à coup, le nez dans la mouise, la plus noire et pâteuse
jamais rencontrée ? L'air matinal qui éclairait la Place était
un bonheur ; les bâtiments des ministères et des musées,
gris argent ou mauves, se dressaient autour comme les gardiens du temps ;
des voitures disciplinées suivaient un moment la courbe des lignes
blanches et puis disparaissaient. Alors quoi, je me disais, quoi encore ?
Si ce n'est pas le monde, où se cachent les hommes ? J'hésitais,
je désirais, j'étais encore trop plein du sommeil de la nuit.
Le ciel déversait toute sa lumière sur le pays, couvrant de
rose les épaules des montagnes. Des mots tournaient dans ma tête.
C'était la première fois qu'on me proposait une chose pareille,
de voyager à l'intérieur de mon voyage, d'entrer tout vivant
dans le cauchemar des autres. Quoi, tu n'as pas confiance, me lançait
l'autre ? Tu crois que je te mène en bateau, peut-être ? Tu en
as le droit. Mais on est des frères, non ? Des frères séparés,
mais des frères quand même. On peut donc s'entendre. Tu es un
homme du monde et moi un homme dans ce pays. Alors viens ! Entre donc ! Ne
reste pas étranger à cette vie par les discours que nous débitent
les chœurs des bienheureux. Monsieur est dans une mauvaise passe. Il
réfléchit. Je l'invite à prendre un autre chemin, à
parler d'une autre voix, au lieu de le laisser se faire dévorer par
l'ignorance bête. Car la bête obscure est partout. Elle harcèle
le voyageur en l'empêchant de voir ceux qu'elle engloutit. Voilà
mon frère. À toi de décider. Sinon, va faire le zouave
avec les autres, dans un car à touristes ! Allez ! Car à touristes
! Car à touristes ! Seulement avec moi, je te le jure, tu vas te mettre
à table et savourer le merdier. Et tu n'en reviendras pas. Dans le
fond, soupçon ou lâcheté, je n'en voulais pas de sa proposition.
Qu'est-ce qu'il souhaitait ? Devenir mon maître en la matière.
Me déglinguer l'idéal, oui ! Le vicieux. Tu as peur de la vérité,
petit frère ! C'est ça ? Tu as peur de la vérité.
Mais, il n'y a pas de vérité, j'aurais pu lui répondre.
Il y a que chacun de nous éprouve une sensation personnelle de ce pays
autant qu'un sentiment de chose absolue. Pour chaque Haï un Haïastan
mais un même Haïastan pour tous. Iérp vor iéss
mérnim Haïastan darék ! chantait mon père dans
ses meilleurs moments. Araratian tachde tïaks terék !
Mais n'a jamais quitté la France, n'est jamais allé au pays.
Et, en fin de compte, enterré là où l'histoire l'a jeté.
Et si je viens ici d'année en année me dilater le moi, c'est
à cause de cette chanson. Je viens jusqu'à plus soif contempler
pour mon père des terres qu'il n'a pu contempler. Et l'autre voudrait
me violer cette histoire intime ! Délicate attention, sous prétexte
de me mettre à l'école de la réalité, fût-elle
réalité ténébreuse. Non plus glisser dessus, mais
forniquer avec une folle. Au final, transformer la merveille en abomination.
Moi l'allaité de poésies exaltées, iéss im
anouch Haïastani…, il fallait que je me débarrasse
de mon accoutumance aux voyages extatiques et que je visite les petites atrocités
de la vie quotidienne ? Voici les portes de l'hermétisme, étranger,
et je te les ouvre. Mdir ! Mdir ! Et tu auras la vue sauve, me semblait
dire le type, fils diabolique des diableries de ce temps. Et dans le fond,
plus fils de ce pays que moi, plus baisé, plus brûlé que
moi, plus porté par l'enfer. Un véritable enfant de cette terre
où toujours le lait aura coulé mêlé au fiel. Depuis
quelques années, je servais d'accompagnateur au profit d'une agence
de voyage. J'allais et venais sans débourser un sou vaillant. Ce pays,
je l'avais parcouru autant qu'il m'était possible, une époque
de routes sauvages et de pierres aussi vieilles que vénérées.
Quand j'étais loin, son air me manquait, je veux dire le parfum puissant
de son histoire. Mais aussi ses gens, sa langue, ses paysages. Ses Haïr
mér et ses Dér vorormia. Il me fallait ça,
de temps en temps, me vautrer dans cette boue des origines. Et qui vient me
faire la leçon, me dire que, finalement, je ne savais rien des choses
qui étaient là ? Quel frère ? Quel inconnu ? Un boxeur
! Un obsédé d'obscénités ! Un larmoyant négatif
! Procureur de fosse d'aisances, terrible et apostat ! Pour ce voyage, je
traînais derrière moi des retraités nostalgiques. Cassés
par toute une vie à travailler au train d'enfer, ils cherchaient à
se payer un peu d'extase à bon marché. On était venu
au ïérguir s'offrir quelques bonnes visions béatifiques.
Ils en voulaient tellement que je n'arrivais plus à décoller
leurs yeux à cause des larmes de l'émerveillement. Ils donnaient
l'impression de voir leurs rêves en réel. La nuit de notre arrivée,
un Parisien en âge, branlant de corps, à peine descendu de l'avion,
se met à genou, dans la position d'un missionnaire en fin de course,
et s'apprête à baiser le tarmac. Vous voyez ça ! Haïrénik
! Haïrénik ! qu'il braillait. Je l'avais repéré
celui-là, comme la bête malade au milieu du troupeau. Debout
! je lui ai dit. Vous n'avez pas honte. Vous n'allez tout de même pas
singer le pape ! Sous vos pieds, ce sont des dalles en ciment, une piste d'aéroport,
rien d'autre. La terra armenica, c'est à quelques mètres
d'ici que vous la trouverez. Je vous recommande un petit coin où poussent
des plantes sauvages qu'on ne voit nulle part ailleurs, derrière les
grilles. Un morceau de terre authentique, de la pure, sans engrais ni mélange
d'aucune sorte. Sinon c'est partout bitume et béton. Allez, debout
! Il ne m'écoutait pas, vous pensez. Des années que sa tête
mijotait cet instant magnifique, celui où il allait prendre son pied
sur le sol de son pays. Enfin " son pays " ! Façon de parler,
disons le seul pays au monde où l'on disait les choses dans sa langue.
Et encore ! Plutôt une variante éloignée de son propre
parlage, tellement avaient été nombreux les dialectes. J'y suis
! J'y suis enfin, qu'il disait, l'œil en joie et la voix frémissante.
Vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeune. Je n'espérais
pas vivre assez longtemps pour voir de mes yeux notre indépendance.
C'est une chose formidable, vous savez. Et moi, je le tirais par la veste
pour le relever. Mais il collait au sol. Aussi lourd qu'un paquet de gélatine.
Il bavait un peu. Ses yeux tournaient au blanc d'œuf. Eux aussi déclusaient.
Son corps laissait fuir ses liquides sans retenue. L'homme crevait comme un
sac, nerfs rompus, et bras qui trémulaient sous l'effondrement extatique.
C'est que durant les quatre heures et trente minutes de vol, il avait enflé
en interne. Dilatation en flux de joies au petit trot toujours plus vif et
qui mûrit dans l'impatience. On se sent une tiédeur. On commande
à l'hôtesse une boisson sobre ou pétillante. Mais derrière,
la musique galope. On se tripote pour apaiser ses pulsations. On déjoue
un instant l'insinuante montée d'amour qui grandit et qui gronde. On
s'ouvre à sa voisine de voyage. Mais elle aussi tout à coup,
pourtant femme ayant connu d'autres impatiences et dilatations, elle aussi,
elle aussi entend le cliquetis nostalgique se répandre en elle. Ira-t-elle
pour autant se jeter aux pieds de la déesse mère ? Qui sait
? Elle se lève, demande pardon au monsieur bouillonnant. Et tout en
se dirigeant vers les toilettes, rêve de se tamponner d'eau le visage,
de se déboucler le corps et d'évacuer en jets d'urine ces vibrations
d'ivresse qu'elle ne se connaissait pas jusqu'à présent. Resté
seul, l'homme pète discrètement en écrasant son soupir
postérieur sur le siège. Mais rien n'y fait. Le corps veut rompre,
jaillir, se dénouer. Et voici maintenant le pèlerin affalé
sur la terre. Mais il bouge, le déboussolé, pénis d'aimant
qui cherche péniblement la bonne direction, celle où dansent
les seins monumentaux de ses montagnes. C'est par là, vous croyez ?
Ou peut-être de ce côté ? Là, ça y est !
J'y suis ! Je le sens, je suis dessus ! Je suis dedans ! Le chien fidèle,
le toutou à sa maîtresse en posture de dévot, plié
en deux, paumes à même le sol. Le mec se penche comme un musulman
vers la Mecque. Voûté vers l'avant, la croupe sèche pointée
au ciel, comment fait-il, si vieux, pour s'abaisser aussi lestement ? La volonté
? La foi ? Le rêve d'innocence ? Vous n'y êtes point. Rien qu'un
résidu d'érotisme, oméga de braise libidinale, cette
minuscule ombre de frénésie sexuelle qui pousse au rêve
de s'envaginer dans la terre. Or se penchant, sa tête opère une
telle trajectoire qu'elle tombe droit sur une touffe de mauvaises herbes.
La bouche s'y engouffre tout en produisant des murmures débauchés
par les fièvres du sang. Le roquet grogne en broutant son plaisir.
Le souffle bruit dans le buisson ardent. Le nez fourgonne la toison végétale.
Hop là ! je lui crie. Et moi qui l'avais cru somnolent au départ,
une machine desséchée. Il me fait le gaillard turgescent. Quelle
violente métamorphose, mon Dieu ! Il a suffi de quelques milligrammes
d'air originel pour que l'autre transforme en jouvence les fatigues de son
âge. Il offre son cou à la grâce. Mourir ici lui plairait
bien. Iérp vor iéss mérnim…, etc. C'est
mon père en lui qui a trouvé son chemin de Damas. L'air sacré
enfin après massacre des innocents. Oui, s'il pouvait, il offrirait
les cendres de son corps à la terre pour une copulation féconde.
Dégradation de ses organes, poumons, reins, estomac, glande biliaire,
verrues, varices, psoriasis, souffle court, toute la panoplie de ses maux
et tout le tremblement. Il se verrait comme ça, liquéfié
et bu par petites gorgées. Je le reconnais à quelque chose comme
un spectre. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Il ne va pas me faire
une crise cardiaque, tout de même. Il s'est remis debout, il avait les
lèvres sales. Il a sorti un mouchoir de sa poche et s'est essuyé
la bouche, puis les yeux, ayant pleuré, et encore la bouche. Vieillir,
c'est apercevoir l'autre bout, il me fait. Mais d'où viens-tu, toi
? - De Paris, diable ! comme vous. Nous avons pris le même avion, vous
savez bien ? - Mais non, mais non! Je ne te demande pas où tu es né.
Je vois bien que tu es jeune et que tu ne peux pas être né avant
la grande tuerie. Tes parents. Dis moi ! C'est de tes parents que je veux
parler. Où sont-ils nés, hein ? - Malatia, qui s'appelait autrefois
Mélitène, en Asie Mineure. - Bon. Ça, c'est une réponse.
Donc tu es malatiatsi, n'est-ce ce pas ? - Si vous voulez. Ce sera comme vous
dites. Mais je suis quand même en mesure de vous prouver que c'est en
France que j'ai vu le jour, pendant la dernière guerre, en mai. Le
médecin avait conseillé à celle qui devait être
ma mère, d'avoir un enfant, pour que je lui remonte les organes. Et
c'est ainsi que... Et je m'apprête à lui produire mes papiers
d'identité, lui débite mes dates, années d'études,
service militaire… Mais il finit aussitôt par poser la main sur
mon bras pour m'arrêter. Le petit vieux voyageur ne souhaitait pas en
savoir davantage. Histoire de m'arméniser à sa guise, de me
baptiser comme le corps continué de son propre corps. Ses yeux noirs
enfumés par le temps me scrutaient pour mieux me reconnaître.
C'étaient les yeux de mon père. Et je leur disais à ces
yeux, mais pourquoi en fin de compte ? Père, où es-tu ? Et que
m'as-tu donné ? Regard qu'ont tous les hommes parvenus au bout du rouleau.
Mais aussi celui d'un être humain haï. Mais pour quelle raison
haï ? Voilà, il avait l'air de traîner sa vie. Sauf en ce
moment, petite victoire. Naufragé survivant, qui a gagné sur
la tempête, sur cette puissance cruelle de la création. Il croyait
ça le pauvre homme. Je le croyais aussi. Nous étions venus reluquer
en duo la patrie en état de marche, pas pour assister à la paralysie
des vivants, comme voulait m'inviter à le faire mon briseur de miroir.