Les peuples meurent, leurs livres restent. Plaignons les cultures orales qui
perdent les bibliothèques de leur passé avec la mort de leurs
hommes de mémoire. Nous savons bien que le génocide des Arméniens
serait déjà mort si aucun livre ne l'avait décrit. On
n'ose penser dans quel état seraient aujourd'hui notre conscience et
la conscience morale des hommes si ce génocide avait eu pour support
de transmission la seule mémoire des rescapés.
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Les livres nourrissent et reflètent la conscience que les hommes ont
d'eux-mêmes et de leur destin. Pour autant, trop de livres pesant sur
une seule case de la conscience et la voici déséquilibrée.
On ne peut s'empêcher de plaindre la diaspora arménienne qui
pond ses livres sur le nœud traumatique de son histoire à la vitesse
d'une mitrailleuse tirant sur l'ombre du moindre négationniste et qui
a fait du génocide le critère impérialiste de sa conscience.
*
Le poids de l'histoire dans l'ensemble des publications arméniennes
est tel qu'il a sinon étouffé, du moins contaminé la
production littéraire. En marge du noyau dur des historiens qui demeurent
les garants et les gardiens du génocide, se situent les auteurs de
livres dont la matière reste historique et la manière relèverait
du littéraire. Le bien écrire ne fait pas l'écrivain
comme le bien penser ne fait pas la pensée. Quant à la re-présentation
romancée du passé, elle réactive les mythes désuets
et détourne l'écrivain de sa fonction subversive et exploratrice.
La prédilection de certains auteurs arméniens à tremper
leur plume dans l'histoire révèle une incapacité intellectuelle
à ausculter le présent qui effraie par sa monstruosité.
Ces auteurs sont coupables d'aveugler les lecteurs sur ce que ce présent
peut avoir de monstrueux.
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L'amateur arménien de livres sur le génocide aime à s'effrayer,
s'indigner, s'apitoyer à bon compte, puisqu'il soupire dans le confort
d'une époque préservée.
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Le sort fait par les Arméniens de la diaspora à leurs écrivains
traitant de la vie comme elle est (titre d'un recueil de nouvelles de Krikor
Zohrab) en dit long sur l'état actuel de la culture arménienne.
Sous prétexte de vouloir préserver la culture, le passé
a occupé la meilleure part au détriment du présent. Pour
preuve, ceux qui écrivent sur le présent arménien, qu'il
soit d'Arménie ou qu'il soit de la diaspora, n'intéressent que
quelques lecteurs arméniens. Dès lors, les écrivains
dits arméniens que le passé arménien n'intéresse
pas comme matière littéraire se tournent vers des maisons d'édition
étrangères à la culture arménienne pour devenir
des auteurs étrangers à leur propre culture d'origine.
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Peu importe, me direz-vous, qu'un éditeur d'origine arménienne
ne paie pas ses traducteurs arméniens d'auteurs arméniens, pourvu
qu'un livre d'auteur arménien soit publié. Mais c'est aussi
un traducteur d'arménien qu'on fait disparaître. La raréfaction
des traducteurs professionnels tant en Arménie qu'en France contribue
à l'atonie de la littérature arménienne, qui est l'étape
précédant son agonie.
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Tout est fait pour que les écrivains d'origine arménienne, qui
ont pour matière d'écriture la culture arménienne, soient
étrangers à cette culture même. Ni les maisons dites de
la culture arménienne ne les invitent, ni les écoles arméniennes.
Que dire des traducteurs qui pourraient donner aux jeunes qui apprennent l'arménien
le goût de jouer eux aussi avec les langues !
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La fondation Bullukian avait mis en place un prix littéraire en vue
d'encourager la littérature de la diaspora d'expression française.
C'est grâce à ce prix qu'un de mes livres a vu le jour. Mais
à la mort du professeur Marion, amoureux des arts et des lettres, ce
prix a été supprimé alors qu'il figurait sinon dans les
statuts, du moins parmi les objectifs de Monsieur Bullukian lui-même.
*
Tout est fait pour que les éditeurs d'origine arménienne publient
en traduction des auteurs considérés comme des valeurs sûres.
Et comme pour acquérir le statut de valeur sûre, il faut que
le temps l'ait démontré, les éditeurs arméniens
de livres d'auteurs arméniens publient essentiellement des auteurs
du passé. Quant aux écrivains vivants, ils doivent attendre
d'être morts pour espérer voir leurs livres sortir de leur langue
et atteindre d'autres langues et d'autres peuples.
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Pour preuve, j'apprends aujourd'hui que l'année de l'Arménie
ne verra pas la promotion des " Belles étrangères ",
à savoir l'invitation en France d'auteurs arméniens, pour la
bonne raison que les traductions d'auteurs vivants sont trop peu nombreux.
Et si ces traductions n'existent pas, c'est bien que les traducteurs n'existent
pas non plus, ou qu'ils ne sont pas intéressés, ou bien qu'on
a tout fait pour qu'ils ne le soient pas.
*
Je demande à un écrivain qu'il me parle de moi, qu'il réponde
aux angoissantes questions que je me pose, qu'il me dise pourquoi je suis
malade et comment je peux me guérir, qu'il féconde mon histoire
et m'offre des routes, qu'il me place dans la vérité plutôt
qu'il entretienne les mensonges, qu'il lise ma chair et qu'il mette de l'ordre
dans mon histoire, qu'il remue s'il le faut mes inquiétudes et fasse
l'état des lieux de ma mémoire.
*
Pourquoi la diaspora arménienne se meurt-elle ? Parce que tous ceux
qui avaient en charge la culture l'ont utilisée pour programmer les
esprits à des fins idéologiques, parce qu'ils ont figé
la culture par le ressentiment et le ressassement, parce qu'ils ont réduit
au silence ses acteurs, qu'ils les ont obligés à déserter
le terrain vivant de la conscience arménienne pour des cultures plus
ouvertes.
*
En Arménie, publier un livre à cinq cents exemplaires est une
prouesse. En France, pour un écrivain de la diaspora écrivant
sur la diaspora intéresser cinq cents personnes constitue une prouesse
non moins étonnante. En Arménie, les écrivains crèvent
d'écrire dans leur trou. En diaspora, les écrivains font de
même. Ces trous sont déjà les tombes de la littérature
sur lesquelles dansent les censeurs de tous poils brandissant des livres aussi
formatés qu'une savonnette ou qu'une brosse à dents.
*
Quand les organes de transmission de la culture (maisons de la culture, radios
et journaux) ne jouent pas leur rôle en ne donnant pas la parole aux
acteurs culturels vivants, ils signifient que ces acteurs ne sont pas de leur
goût. Ce qui signifie également que ces organes sont les seuls
à juger du contenu de cette parole. Pour reprendre ce que dit Ara Baliozian,
les Arméniens font partie de ces peuples qui ne disent pas au chauffeur
d'autobus comment il doit conduire, mais qui disent à l'écrivain
comment il doit écrire.
*
Formidable roman que cet écrivain d'Arménie venait d'écrire
sur les années noires des premiers temps de l'indépendance durant
les non moins noirs hivers 93-94 à Erevan. À la lecture des
trente premières pages traduites en français, un responsable
de collection d'une des grandes maisons d'édition française
donne son feu vert pour la publication du livre. Mais il n'est pas le décideur.
Et le décideur, quant à lui, refusera tout net sous prétexte
que sa maison d'édition avait déjà fait l'effort de publier
trois livres d'auteurs arméniens sans que les Arméniens aient
pour autant fait l'effort de les acheter. Depuis, le livre dort dans un tiroir
en attendant d'être traduit. Que dis-je ? Depuis, le livre meurt...
*
Plaignons ces civilisations du livre dont l'agonie se lit dans la raréfaction
de leurs écrivains.
2 juillet 2005