Les Arméniens ! Combien de divisions ? (1)

Affiché sur Yevrobatsi.org le 21 avril 2005

 



Ironique ? Cynique ? Diabolique ? Non, tout simplement réaliste, la fameuse question de Staline sur le Vatican, qui vaut aussi pour les Arméniens à plus d'un titre.

Les Arméniens ! Combien de divisions ? Posée de l'extérieur par ceux qui jugent l'ensemble de la nation arménienne à l'aune de la force physique, pour ne pas dire armée, cette question recevra des réponses d'autant plus contradictoires qu'il existe un pays constitué et une diaspora à l'échelle planétaire.

Les Arméniens ! Combien de divisions ? Posée de l'intérieur, le mot divisions prend un autre sens et exprime un sentiment que tout Arménien semble partager, celui d'une foncière inaptitude à l'union.
La disparition du Pape Jean-Paul II a été l'occasion de rappeler sa part de responsabilité dans l'effondrement de l'ex-U.R.S.S. Qu'on le veuille ou non, elle est patente et reconnue. La forteresse communiste n'a pas tenu sous les coups de boutoir d'un homme armé de sa seule foi patiente et agissante.

À la lumière de ce fait considérable, les experts en stratégie internationale vous diront qu'il existe deux façons pour un peuple ou un pays de s'inscrire dans un monde foncièrement agressif. Pour parler vite : une école réaliste et une école idéaliste, la première n'ayant foi qu'en la force, la seconde s'appuyant sur une franche moralisation des relations entre les peuples.

(Et ce n'est pas là faire du manichéisme à deux sous. Il arrive souvent que les deux s'entremêlent. Le réalisme est souvent niellé d'idéalisme. Pas d'idéalisme sans le soutien du réalisme, non plus.)

Si Staline était un réaliste, c'est qu'il opposait ses divisions aux crosses et aux mitres du Vatican. Et de fait, dans la lutte du pot de fer contre le pot de terre, du char soviétique T 34 contre la croix du pèlerin, la parole persévérante a fini par percer le vocabulaire bétonné de la dictature. Jean-Paul II, Gandhi, Martin Luther King, Mandela… porteurs d'humanisme religieux, national, communautaire ou démocratique, ont réussi leur combat, tous à des degrés divers, tous en martyrs. Le premier a fait s'écrouler l'empire soviétique. Le second a bouté les Anglais hors de l'Inde. L'autre a amorcé la pompe du mouvement d'émancipation des Noirs. Le dernier a réconcilié des peuples séparés par le gouffre de l'apartheid.

Les autorités arméniennes actuelles n'ont pas d'autre choix que celui du réalisme le plus têtu, dans un contexte géopolitique fragile et contraignant, pour maintenir la survivance du pays, quitte à subir la détestation des idéalistes en faisant la sourde oreille à leurs poussées de fièvre démocratique, quitte aussi à fouler aux pieds les droits de l'homme et son corollaire culturel, le martkoutioun (voir note plus haut). Même si le combat de la diaspora pour la reconnaissance du génocide arménien par l'État turc trouve plus qu'un écho favorable auprès du pouvoir arménien, une absolue convergence de vues, on serait tenté de croire que l'une et l'autre ne " fonctionnent " pas sur les mêmes principes de survie physique ou morale.

En effet, toute la dynamique de la diaspora, fondée sur la reconnaissance du génocide, relève de l'approche idéaliste, dans la mesure où elle n'a pas d'autre mode de préservation et de revendication. C'est en rappelant à l'Europe sa tradition humaniste que la diaspora qui y réside s'oppose à l'entrée d'une Turquie enferrée dans ses contradictions puisqu'elle maintient un type de relations avec les autres pays qui relève du réalisme nationaliste le plus dur, le plus sourd et le plus sournois, tout en prétendant vouloir se conformer aux idéaux européens les plus ouverts.

La diaspora arménienne installée sur le Vieux continent a une carte magnifique à jouer, celle d'obliger l'Europe à ne pas oublier ses principes de pacification des mémoires. Mais au-delà d'une recommandation qui les intéresserait au premier chef, les Arméniens ont entre leurs mains une arme à nulle autre pareille, si tant est qu'ils puissent la tenir et qu'ils sachent la faire valoir, celle de l'éthique universelle du Droit. L'impératif catégorique qui doit unir les peuples d'Europe est la moralisation de leurs rapports. Il n'est pas concevable que l'État turc fasse l'économie de son passé génocidaire s'il veut s'inscrire dans le processus de son européanisation.

La peur pour la France d'être le honteux pays, d'être montrée du doigt pour s'être détournée de ses propres idéaux, d'être stigmatisée pour avoir préféré la politique à sa mystique, voilà sur quel levier les Arméniens doivent peser de tout leur poids moral pour faire avancer l'Europe par la cause de la reconnaissance.

La France doit aller jusqu'au bout de sa loi du 29 janvier 2001. Honteux est le faux sursis accordé à l'État turc pour qu'il se reconnaisse comme le continuateur de la haine génocidaire anti-arménienne qui sévit en 1915 et 1916. Il s'agit ici rien moins que d'un double langage. On promulgue une loi pour reconnaître une victime, puis on court dîner avec son bourreau.

Aujourd'hui, les Arméniens affirment haut et fort que la nécessaire reconnaissance du génocide par une Turquie à prétentions européennes est l'un des passages obligés par quoi l'Europe définira sa figure et son avenir. L'Europe s'engouffrera-t-elle sur la voie du réalisme cynique ou choisira-t-elle d'accorder la prééminence à l'idéalisme qui fonde sa culture ?

Il ne faut pas cesser de rappeler aux Européens que les Arméniens d'Europe et leur idée fixe de reconnaissance n'ont pas d'autre obsession que l'Europe, toujours l'Europe, encore l'Europe. Plus d'Europe en définitive. Que, par la force des choses, les Arméniens font partie de ces acteurs, parmi les plus essentiels aujourd'hui, qui œuvrent en quelque sorte pour une plus grande humanisation des hommes.

Mais la honte doit être instillée chez les négateurs du crime. Dire ce crime tel qu'il fut, sans cesse le répéter, sans relâche raconter le malheur d'un peuple pour que les autres peuples le ressentent un jour comme une injustice flagrante. Répandre autour du bourreau les clameurs d'une réclamation impérieuse, jusqu'à ce que le mal du peuple victime trouble et convertisse la mémoire somnolente du peuple négateur… C'est en faisant honte à l'État turc toujours, partout et sans relâche, que les mots sortiront des caves où les tabous les auront relégués.

La tragédie de 1915 est vérité et actualité. La distance ne fait rien à l'affaire. Enterrer un génocide sans avoir enterré ses morts, c'est rendre vivants le mensonge, la force et le non-droit. On ne peut pas nous demander à nous autres Arméniens qui n'avons pas vu mais qui savons par notre chair, de nous taire, de baisser les bras, d'oublier. Nous autres Arméniens, nous sommes viscéralement imprégnés par l'injustice et le combat pour plus de vérité, son corollaire. Le génocide est au cœur de notre culture.

Nos ruines sont notre énergie.

 

Avril 2005

 

 

 

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