Affiché sur Yevrobatsi.org le 29 avril 2005
Indéniablement, les Arméniens se rêvent
réconciliés dans une ferveur bellement unanime pour la seule
cause qui vaille, celle de l'arménité. Or, l'arménité
est un mythe aussi introuvable qu'il existe d'hommes et de femmes arméniens,
et l'unanimité un mot d'utopie plutôt qu'un fait d'expérience.
Nos adversaires les plus immédiats ont beau jeu de
croire que les Arméniens constituent plusieurs lobbies lancés
comme des divisions de chars propagandistes contre tout ce qui défie
leur " point de vue " sur l'histoire du génocide, ils se
trompent.
Et s'il faut parler d'expérience, chaque Arménien
sait combien la confiance entre deux Arméniens n'est pas toujours
le propre d'un échange gratuit et confraternel. L'histoire personnelle
de chaque Arménien est à l'image de la grande histoire du
peuple arménien, où les trahisons côtoient les actes
de grande fraternité. Il suffit de lire les considérations
de Monseigneur Grigoris Balakian lui-même pour se convaincre de la
rancœur et de la passion que peut inspirer le peuple arménien
à n'importe lequel de ses enfants. Chaque Arménien est pour
l'autre un objet d'attirance et de répulsion. Même en temps
de paix, ces coups bas, coups de mains ou coups de poing montrent que les
Arméniens sont humains de la même humanité que tous
les hommes. C'est que la fraternité est davantage une conquête
qu'un acquis, une espérance à poursuivre sans relâche.
Des hommes appartenant à des nations différentes, et même
historiquement ennemies, peuvent davantage fraterniser qu'avec des hommes
de même origine qu'eux. (Rêve qui, pour nous autres Arméniens,
s'est déjà accompli avec les Turcs Ragib Zarakoglu et Ali
Ertem applaudis samedi dernier, à la mairie de Paris, par des Arméniens
au comble de l'émotion. N'en déplaise à ces Turcs qui
assimilent chaque Arménien à un guiavour, et à ces
Arméniens qui mettent tous les Turcs dans le même sac négationniste.)
Vus de l'intérieur, les Arméniens avancent
en grand désordre, animés par le même désir de
justice. Dispersés certes, mais ils avancent. Depuis 90 ans, chaque
Arménien est une tête chercheuse qui court féconder
son œuf pour assurer l'avenir de la nation. C'est comme un immense
champ de course déployé sous les yeux de celui qui pourrait
embrasser toutes les actions physiques, sociales, associatives et intellectuelles
depuis 90 ans, tendues vers un seul but, nourries d'une même frustration
et d'une même révolte.
Depuis 90 ans, ces Arméniens se bousculent, vocifèrent,
se piétinent, se déchirent, se déchaînent, se
jalousent, s'accrochent, se tendent des pièges, s'injurient, se retiennent
mutuellement, se trahissent mutuellement, les uns tombent et mordent la
poussière, les autres se relèvent, les uns inventent des idées,
les autres les récupèrent, les uns font avancer la chose d'un
pouce, les autres d'un an ou plus, ils se soupçonnent de trahir,
ils s'entraident, ils s'entraînent… et toujours, ils marchent
obstinés, convaincus et fidèles à la même obsession
du devoir, hantés par ce fonds de mémoire qui vit interminablement
en eux, murmure, s'éteint un jour, ou reprend de la lumière
tout à coup et sans qu'on sache trop comment.
Combien de divisions, les Arméniens ? Des milliers…
C'est la grand-mère qui témoigne de ce qu'elle a vu rien qu'en
caressant les cheveux de son petit-fils, le génocidolâtre employé
au service du génocide, l'historien qui se shoote à la poussière
des archives, le compositeur qui orientalise sa musique, l'enseignante qui
fait apprendre l'ayp-pen-kim, l'enfant qui gravit l'Ararat en le dessinant,
celui qui devient Vartan Mamigonian en le dessinant aussi, le traducteur
nostalgique qui prend plaisir à des poésies pompeuses, le
lexicographe gardien de la langue, le richissime qui se fend d'un gros chèque
pour faire d'Erevan son mausolée en buildings, le retraité
qui dépense une partie de sa pension pour ses frères inconnus
qui n'ont pas de pension, celui qui écrit des livres pour une diaspora
qui ne lit plus, le militant chevronné dont d'autres militants chevronnés
savonnent la planche, le militant à mi-temps, le militemps complet,
le militant militaire, le militant intermittent, le militant en emporte
le vent, le militant narcissique, le militant virtuel, le militant informatique,
le militant aboyeur spécialiste du 24 avril, le militant épistolo-protestataire,
le militant du retour-au-pays-natal, le militant péripathétique
avec sa pancarte en carton, le militant de la charrue avant les bœufs,
le militant traité au fromage de Sèvres, le militant du soubeurek,
le collecteur de feuilles de vignes, le militant potorig du 31 février,
le poisson-pilote du député français visitant l'Arménie,
le militant bénévole toujours entre deux vols, l'archiviste
des papiers d'Arménie pour assainir l'histoire, le moraliste épurateur
de purin haytadique, l'archiviste de l'ermenitique, l'aliéné
des links, le collectionneur de cartes postales 1915, le timbré du
timbre et de la vignette, le bibliophile bibliophagé, le prompt rapteur
de fraîches dépêches, le prêtre compatriotique
et conique sans compassion, le peintre arméno-artménien, l'écrivain
du cul-entre-deux-chaises, le poète mashdotsophile couac il en coûte,
le vaniteux et le VANetsi, le calamytheux et le Yevrobatsi, le Malatiatsi
qui n'a jamais vu Malatia, le Rharpetsi qui n'a jamais vu Rharpet, le Guéméreksi
qui n'a jamais vu Guémérek, le hentchakiste du cloche-pied,
le dachnakiste kystique, le dachnakyste charismystique, le dachnakyste boxeur,
le dachnakyste broyeur, l'asalaïste propriétaire terrien en
Arménie, le haybaïkariste resté en carafe, le centriste
décentré, l'accro à l'érection de Komitas, le
NAMiste menstruel, le CCAFiste dompteur de lions en rage, le vigilant du
négationnisme, le montreur de pendu, le militant donneur d'ordres,
le militant donneur de leçons, le danseur des manifs, le militant
doudoukiste et le doudoukiste militant, le militant de la corde raide et
le militant de la corde pincée, le kamantchiste piqué à
la cuisse, la diseuse davidsassouniote, Louise Kiffer, Anna Alexanian (in
memoriam), le toqué de l'Ararat, le cinéaste en mal de pérégrination
araratienne, Charles Aznavour, le Mayrig d'Henri Verneuil (in memoriam),
la voix de Loussiné Zakharian (in memoriam), l'inconditionnel du
toutoumbeurek, la voix d'Ovsanna in excelsis Deo, les femmes en noir et
œillet blanc de Marseille, Ragib Zarakoglu, Ali Ertem (encore eux !),
et moi, et moi, et moi… Et moi j'en passe et des meilleurs, tous et
chacun constituant ce qu'on appelle le lobby arménien.
Depuis 90 ans chaque Arménien fait et transmet ce
qu'il fait à un autre Arménien qui porte la voix plus loin
que son prédécesseur. En bien ou en mal qu'importe, mais en
mal toujours vers un mieux. Une brochure engendre cent livres, des milliers
de pages, des milliers de lectures, qui engendrent dix mille indignations,
qui chauffent cent mille consciences nouvelles, qui forcent les consciences
froides à s'affranchir de leur bonheur narcissique au nom des impératifs
catégoriques de la civilisation. Le NAMiste menstruel nourrit le
vigilant du négationnisme, le centriste décentré enfante
le dachnakyste charismystique, celui-ci fait le militant obsédé
par le traité de Sèvres, la diseuse davidsassouniote produit
du poète mashdotsophile, de sorte que le peintre arméno-artménien
et la femme en noir et œillet blanc de Marseille marchent comme frère
et sœur dans le même axe du même acte de la même
obsession.
Ainsi somme-nous, nous autres Arméniens. Divisés
mais convergents. Tous convergeant vers le même sommet depuis 90 ans,
unanimement convergents, sis et massissement convergents, fondamentalement
convaincus que notre mémoire sera contagieuse, sinon l'Europe ne
sera pas.
Nos morts sont notre unité.
Avril 2005