En ce 24 avril où étaient-ils, envolés vers quel ciel, nos intellectuels ?

 

Ils furent pris les premiers. Daniel Varoujan, dans la nuit du 11 avril. Komitas, trois jours plus tard. Emportés dans la nuit vers l'inconnu noir par la haine de leurs hargneux "avoisinants ". Le 24 avril 1915, c'était un samedi comme un autre, comme ce samedi 24 avril 2004 par exemple. Six cents personnes (intellectuels et notables arméniens d'Istanbul, ainsi que tous les chefs du parti Dachnak), prises dans une rafle nocturne, furent exilées à l'intérieur de l'Anatolie et, pour la plupart, n'en revinrent jamais. Les députés arméniens Zohrab et Vartkès - pseudonyme de Hovhannès Seringulian, député d'Erzeroum, ami personnel de Talaat, chef du gouvernement - eurent beau protester, un mois plus tard, ils étaient éloignés d'Istanbul. Ahmed, commandant tcherkesse, fit le récit du meurtre des deux députés à l'écrivain Ahmed Refik (Altinay) : " J'ai fait éclater le cerveau de Vartkès avec mon pistolet Mauser, puis j'ai saisi Zohrab, je l'ai jeté à terre et lui ai écrasé la tête avec une grosse pierre jusqu'à ce qu'il meure." Ils étaient en première ligne, les premiers visés, ceux qui savaient écrire, parler, convaincre… C'est pourquoi ils étaient craints. Coupez la tête, et le corps ne survivra pas. Ce 24 avril était un samedi, comme ce 24 avril 2004. À une différence près : ce samedi 24 avril 2004, nos intellectuels n'étaient pas en tête du cortège organisé en mémoire de ce samedi 24 avril 1915. S'ils étaient perdus dans la foule, bravo ! S'il fallait leur envoyer un carton d'invitation pour ça, je reste la bouche en O. Qui a vu ceux qui utilisent ce crime absolu comme leur fonds de commerce intellectuel (historiens, écrivains, artistes, comédiens… ? Ceux qui chantent et qui dansent sur des airs arméniens, qui les a vus ? Loin de moi l'idée de traduire devant le tribunal de la mémoire ces parleurs, écriveurs, chantonneurs, colorateurs qui font profession de la réveiller dans leurs livres, dans leurs chants, leurs tableaux, leurs exécutions musicales ou par la parole, en oubliant ce jour-là de marcher avec leurs frères, en pèlerins de la Reconnaissance. Ce samedi 24 avril 2004, il y avait 10 000 intellectuels, 10 000 femmes, hommes et enfants à protester, le corps ajusté au rythme de leur conscience. 10 000 intellectuels, moins ceux qu'on appelle des " personnalités ". Elles avaient trop affaire sans doute ce jour-là. Ou bien faisaient-elles des affaires, ce jour-là. Des affaires à faire impérativement. Comme si ce jour-là un Arménien pouvait faire autre chose que ne rien faire. Ce jour-là, l'écrivain n'écrit pas, le chanteur ne chante pas, le peintre ne peint pas… Avec les autres, il marche, il calme le prurit de sa conscience, la douleur de sa douleur, le souvenir de sa mémoire. Bien sûr, chacun a le droit de faire ce qu'il entend. Jouir du soleil printanier, faire la sieste, chanter l'amour devant une salle acquise à sa gloire… Mais ce n'est pas ainsi que l'homme fait avancer le Droit. Non, ce n'est pas ainsi que l'homme fait avancer l'homme. Ce 24 avril 2004, nos " personnalités ", " célébrités " et compagnie n'étaient ni devant, ni derrière, ni parmi nous. Elles ont préféré être ailleurs.

 

 

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